Avec Kaïs Saïed, la Tunisie a-t-elle un président ou un imam à la tête de l’État ?
Razika Adnani dénonce le dernier discours de Kaïs Saïed, président de la Tunisie. Il a défendu l’idée que les normes d’organisation de la famille ne devaient pas répondre aux lois de la constitution mais aux règles de l’islam. Marianne
Dans son discours prononcé à l’occasion de la fête nationale de la femme, le 13 août 2020, le président tunisien Kaïs Saïed a déclaré que l’État ne pouvait pas avoir de religion en faisant allusion à l’article 1 de la constitution tunisienne qui stipule que l’islam est la religion de la Tunisie. Pourtant, tout son discours a été digne d’un prêche du vendredi. Le président explique sa position : pour lui, l’État n’a pas de religion, mais la nation elle en a une et c’est l’islam. Quant au rôle de l’État, il consiste à respecter la religion de la nation. Quel est l’intérêt de soulever une telle question si c’est pour arriver au même résultat ?
En se présentant comme défenseur du droit divin, le président a affirmé que les normes d’organisation de la famille ne devaient pas répondre aux lois de la constitution mais aux règles de la religion, ce qui serait une grave dérive dans le fondement de l’État de droit. Il y aurait au sein de l’État deux normes suprêmes : le Coran pour la famille et la constitution pour les autres secteurs de la société. Ainsi, l’État abandonnerait la famille aux pratiques ancestrales dans lesquelles les femmes n’ont aucune place. Le président veut que la femme tunisienne du XXIe siècle se contente des droits dont disposait la femme en Arabie au VIIe siècle. Alors qu’elle est médecin, juge, avocate ou chef d’entreprise, son statut au sein de sa famille ne serait pas différent de celui de son arrière-grand-mère. Rien n’est surprenant. La règle est connue, elle est toujours la même : plus le discours religieux avance, plus les droits des femmes reculent. Mais pour que cela soit possible, il faut que l’humanité de l’homme et sa maturité reculent.
Rien n’est surprenant. La règle est connue, elle est toujours la même : plus le discours religieux avance, plus les droits des femmes reculent. Mais pour que cela soit possible, il faut que l’humanité de l’homme et sa maturité reculent.
Le discours du président au sujet de la constitution est une introduction pour arriver à la question cruciale : les inégalités successorales. Pour lui, c’est une affaire qui n’est pas à débattre afin d’éviter des discussions sans issue. Il ajoute que ces inégalités ne peuvent pas être abrogées, car elles sont inscrites dans des textes coraniques clairs qui n’admettent pas même d’être interprétés. Pour convaincre, il s’est forcé à expliquer que la justice n’était pas fondée sur le principe de l’égalité sinon on aurait dit « le palais d’égalité » et non « le palais de justice ». Cependant, la finalité est de promouvoir la justice et l’égalité est un moyen pour y parvenir.
Le président a balayé tant d’efforts fournis par des femmes et des hommes pour arriver à une conception moderne de la justice où tous les individus sont égaux devant la loi
Pour défendre les inégalités en matière d’héritage le président, comme tous les conservateurs, s’est appuyé sur une idée de justice proportionnelle fondée sur le mérite contre une justice qu’il considère « formelle » car elle veut donner à tous les mêmes droits. Le problème est que pour eux c’est toujours l’homme qui mérite plus que la femme, qui a besoin plus que la femme et qui fournit davantage d’efforts que la femme. Ce qui nous ramène à une idée de justice fondée sur le respect strict de la hiérarchie des classes qu’on retrouve dans La République de Platon. Ici celle des hommes et celle des femmes. Ainsi, d’un revers de main, le président a balayé tant d’efforts fournis par des femmes et des hommes pour arriver à une conception moderne de la justice où tous les individus sont égaux devant la loi.
Au début du XXe siècle beaucoup de musulmans ont adopté l’idée de la réinterprétation comme solution pour sortir des difficultés juridiques qui bloquaient leur société. Une façon de faire qui n’était pas, pour beaucoup de questions, efficace, mais elle était au moins la preuve d’une reconnaissance de l’existence de problèmes qui nécessitaient des solutions. Logiquement un siècle après les musulmans auraient dû avancer pour adopter d’autres solutions plus capables de créer un réel changement dans les domaines politique et religieux. Construire un État moderne s’occupant des affaires de la cité et non de celles du divin. Rendre l’islam plus cohérent avec l’idée de Dieu sur laquelle il se fonde en abrogeant toutes les règles instituant les inégalités et appelant à la violence. Comment peut-on croire à un Dieu juste s’il ne considère pas égaux tous les êtres humains qu’il a créés ? Comment peut-on croire à un Dieu d’amour s’il incite à tuer ?
RETOUR EN ARRIÈRE
Je n’aborderai pas ici toutes les contradictions qui entourent la question des inégalités successorales en islam et celle de la méthode littéraliste, ce que j’ai eu l’occasion de faire dans d’autres textes et d’autres occasions. Je me contenterai en revanche de quelques questions. Si le fait qu’un texte nous paraisse clair implique l’impossibilité de l’amender ou de l’abroger, le président rétablira-t-il le châtiment de la main coupée ? Cette punition n’est-elle pas inscrite dans un texte clair selon les critères de clarté déterminés par les juristes ? Légalisera-t-il à nouveau l’esclavage évoqué dans plusieurs versets coraniques ? Les femmes tunisiennes seront-elles rappelées à leur obligation de se confiner chez elles comme l’ordonne clairement le verset 33 de la sourate 33, les Coalisés? Pour les commentateurs, ce verset s’adresse certes aux femmes du prophète mais celles-ci sont un exemple à suivre pour toutes les femmes musulmanes. La polygamie sera-t-elle rétablie après que Bourguiba l’a abolie en 1956 ? Autant de questions qui s’imposent dès lors qu’on évoque les textes coraniques, leur explicité et la nécessité de pratiquer leurs recommandations. Ce qui interpelle, c’est le fait de poser aujourd’hui ce genre de questions comme si, pour les musulmans, le temps s’était arrêté au début du XIXe siècle. L’histoire des sociétés musulmanes est marquée par des retours en arrière qui reviennent après chaque évolution et chaque pas fait vers l’avenir, telle une règle à laquelle ces sociétés doivent répondre sans jamais pouvoir y échapper.
Ce qui interpelle, c’est le fait de poser aujourd’hui ce genre de questions comme si, pour les musulmans, le temps s’était arrêté au début du XIXe siècle. L’histoire des sociétés musulmanes est marquée par des retours en arrière qui reviennent après chaque évolution et chaque pas fait vers l’avenir, telle une règle à laquelle ces sociétés doivent répondre sans jamais pouvoir y échapper.
Dans son discours, le président a pourtant rendu hommage au penseur et réformiste Tahar Haddad (1898-1935). Il a même fait l’éloge de son fameux ouvrage Notre femme, la législation islamique et la société. Cependant, Haddad non seulement défend, dans ce même ouvrage, l’égalité entre les hommes et les femmes y compris en matière d’héritage, mais s’oppose aussi à l’interprétation littérale. Mieux encore, Haddad appelle à abroger les règles instituant les inégalités. « Je pense que la religion musulmane dans son esprit ne fait pas d’objection à la réalisation de l’égalité dans tous les domaines, une fois disparues les causes de la tutelle masculine[1] .» écrit-il dans le chapitre de L’héritage.
En écoutant le président parler, notre attention ne peut qu’être attirée par son souci d’éloquence. Sa manière de parler la langue arabe rappelle fortement les acteurs des feuilletons et films religieux. C’est une caractéristique chez les islamistes maghrébins qui est révélatrice d’un contenu inconscient : l’excès de zèle du nouveau converti qui persiste depuis 14 siècles. Dans cet élan d’éloquence, le président a utilisé l’expression, très péjorative, de « rabatte el-hidjelb » pour désigner les femmes. Elle a été utilisée par Ali, le gendre du prophète et quatrième calife, pour « rabaisser » ses hommes qui avaient refusé de faire la guerre contre Muawiya gouverneur de Damas, en leur disant : « Vous avez la cervelle de « rabatte elhidjel » », c’est-à-dire de femmes. Ainsi s’est adressé le président tunisien aux femmes tunisiennes et à travers elles à toutes les femmes.
En conclusion, les propos du président tunisien ne laissent pas indifférent parce qu’ils remettent en question tout ce que les Tunisiens ont construit depuis le XIXe siècle. La population tunisienne est celle qui s’est le plus adaptée à la modernité dans le monde musulman. Si la Tunisie entame ce retour en arrière, si les conservateurs arrivent à avoir raison de son esprit réformateur, c’est tout le combat des populations, dans les sociétés musulmanes, pour le changement et la modernité qui sera impacté. Beaucoup de femmes et d’hommes dans toutes les sociétés musulmanes se battent pour le changement et pour la modernité. Leur tâche sera très difficile si le retour au conservatisme se fait du haut vers le bas de la pyramide sociale.
Beaucoup de femmes et d’hommes dans toutes les sociétés musulmanes se battent pour le changement et pour la modernité. Leur tâche sera très difficile si le retour au conservatisme se fait du haut vers le bas de la pyramide sociale.
Razika Adnani
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– « L’impact de l’islam sur l’évolution politique et sociale des trois pays du Maghreb »Compte rendu de la conférence de Razika Adnani ( Euromed IHEDN)
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[1] Tahar Haddad, Notre femme, la législation et la société, Alger, Anep, 2012, p. 37.