Razika Adnani : L’islamisme n’est pas l’islam” est une expression qui n’a de fondement ni historique ni théologique»



© Le contenu de ce site est protégé par les droits d’auteurs. Merci de citer la source et l'auteure en cas de partage.

FIGAROVOX/ENTRETIEN – Philosophe spécialiste de l’islam, du Maghreb et du monde arabe, Razika Adnani publie Sortir de l’islamisme. Selon elle, distinguer islam et islamisme profiterait aux éléments les plus radicaux de la religion musulmane et en empêcherait la réforme.FigaroVox

Propos recueillis par Antoine de Lagarde

FigaroVox : Votre ouvrage Sortir de l’islamisme, qui vient d’être publié aux éditions ErickBonnier, s’inscrit dans la continuité de votre réflexion au sujet de l’islam auquel vous avez déjà consacré d’autres ouvrages. Pourquoi un autre ouvrage sur l’islam et pourquoi maintenant ?

Razika Adnani : C’est un ouvrage qui s’inscrit dans la continuité de ma réflexion qui a commencé quand je vivais en Algérie. L’idée de l’écrire remonte à 2021, lorsque les talibans sont revenus au pouvoir et ont commencé à imposer leurs règles déshumanisantes aux femmes et aux filles sans être inquiétés et lorsque la communauté internationale a reconnu leur gouvernement comme si toutes les choses étaient normales. Tout comme beaucoup d’Occidentaux se précipitent aujourd’hui à reconnaître le gouvernement de l’islamiste jihadiste al-Joulani en Syrie.

J’ai réalisé à quel point les bouleversements géopolitiques majeurs qui secouaient notre monde en ce début du XXIe siècle étaient favorables à la montée de l’islamisme le plus extrémiste et le plus radical. L’émergence de nouveaux pays qui ne reconnaissent pas les valeurs d’égalité et de liberté tels que la Russie, la Chine, l’Arabie saoudite, mais aussi qui veulent peser sur les décisions internationales. L’affaiblissement de l’Occident qui est de plus en plus incapable de défendre ses valeurs.

J’ai compris à ce moment-là que les populations musulmanes et notamment les femmes ne pouvaient plus compter sur l’Occident, ni sur les institutions internationales telles que l’ONU, pour les protéger contre les islamistes qui piétinaient les droits humains. J’ai pensé alors écrire ce livre pour qu’il soit, pour ceux qui veulent lutter contre l’islamisme, un outil qui leur permette de le faire et pour que les femmes, que l’islamisme cible en premier lieu, ne soient plus influencées par son discours et ne ressentent plus de culpabilité à se libérer de son emprise. J’ai toujours été convaincue que la lutte contre l’islamisme, en Occident ou dans le monde musulman, devait être menée avant tout au sein de l’islam. Dans ce livre, je démontre que ce travail est possible.  

FigaroVox : En France, l’idée la plus répandue, y compris par des universitaires, est celle qui affirme que l’islamisme n’est pas l’islam. Dans votre ouvrage, vous expliquez que cette distinction est non seulement inexacte, mais qu’elle entrave aussi la lutte contre l’islamisme.

 Razika Adnani : « L’islamisme n’est pas l’islam » est une expression qui n’a aucun fondement, ni historique ni théologique. Je rappelle que l’islamisme, comme terme et comme concept qui signifie islam politique, a été inventé en France. Il n’était pas connu dans l’histoire de l’islam ni dans l’histoire politique des musulmans et n’avait pas non plus d’équivalent dans la langue arabe. Si par islamisme on désigne l’islam politique, c’est la définition qu’on lui a donnée en France à partir du début des années 1980, l’islam, comme le prouvent les textes coraniques, la vie du prophète et la pensée musulmane, est politique depuis 622. N’oublions pas que l’islam a commencé en 610. Autrement dit, entre 610 et 622, il n’était pas un islamisme. Un islam qui n’est pas un islamisme a donc existé dans l’histoire de l’islam. Celui-ci est devenu un islamisme à partir de 622.

Cette distinction qui considère que l’islamisme n’a rien à voir avec l’islam a des conséquences négatives dans le domaine de la lutte contre l’islamisme, car elle met l’islam à l’abri de tout esprit critique et le présente comme exempt de toute responsabilité quant aux problèmes qui se posent. Elle fait le lit du conservatisme et l’islamisme est un conservatisme d’autre part, et, d’autre part, elle place la lutte contre l’islamisme en dehors de l’islam. Alors que moi je la place à l’intérieur de l’islam et pour cela j’insiste sur deux termes « reconnaître » et « dépasser ». Autrement dit reconnaître la responsabilité de l’islam dans les problèmes qui se posent pour pouvoir les résoudre, pour les dépasser.

FigaroVox : Pour certains, dire que l’islam est un islamisme ou un islam politique, comme vous le dites dans votre ouvrage, revient à considérer tous les musulmans comme des islamistes. N’avez-vous pas peur qu’on vous reproche cet amalgame ?

Razika Adnani : Peut-être en Occident et aux yeux des non-musulmans, mais pas pour les musulmans et notamment ceux qui vivent dans les pays musulmans pour qui la question n’est pas posée. Pour eux, il y a un islam qui n’est pas dissocié de sa dimension politique ou de la charia. Quant à ceux qui posent problème, ce sont des musulmans extrémistes qui sont dans la pratique d’un islam extrémiste.

Si par islamisme on entend l’islam politique, ou l’islam de la charia comme je l’appelle dans mon ouvrage, l’islam politique remonte à l’an 622, lorsque le prophète est parti vivre à Médine. Dire cela ne signifie pas que tous les musulmans sont des islamistes. Quelle que soit la doctrine ou la religion, ses adeptes ne l’appliquent pas tous de la même manière et avec le même degré. Il est toujours important de distinguer entre une doctrine ou une religion et ses adeptes. Ainsi, si une personne est musulmane lorsqu’elle croit aux trois principes de l’islam : Dieu existe, Mohamed est son prophète et le Coran sa parole, un musulman n’est donc pas forcément dans l’application de la charia. D’ailleurs, il y a ceux qu’on appelle musulmans, mais qui ne sont plus musulmans. Il y a ceux qui sont musulmans, mais se limitent au fait d’avoir la foi, comme je viens de le dire, et d’autres sont dans la pratique du culte seulement. Ceux-là, on ne peut pas les qualifier d’islamistes.  Il y en a d’autres qui veulent que la société soit organisée selon les lois juridiques de l’islam.  Ceux-là sont des islamistes au sens de l’islam politique. Là encore, il faut faire des distinctions : certains croient à la nécessité de pratiquer la charia sans être dans le militantisme politique pour l’imposer aux autres, et d’autres le sont. Il y a donc plusieurs niveaux dans l’islamisme lui-même. Plus le musulman ou la musulmane est dans la pratique de la charia, plus il est islamiste ou son islamisme est radical.

FigaroVox : Dans votre analyse de l’islamisme, vous donnez beaucoup d’intérêt à la question des femmes et la place qui leur est réservée en islam. Pour vous, lutter contre l’islamisme doit se faire sur le terrain des femmes. Pourtant, comme vous le dites, l’islamisme est un totalitarisme qui ne concerne pas uniquement la femme, mais aussi l’homme, la société et la pensée.

Razika Adnani : La lutte contre l’islamisme doit être menée en premier lieu sur le terrain des femmes, car elles sont la première cible de l’islamisme. Pourquoi ? Parce que l’islamisme, qui est un patriarcat, ne peut pas exister sans soumettre les femmes à ses règles misogynes. Cependant, l’islamisme est également un totalitarisme qui vise également la soumission les hommes.

Pour soumettre les hommes, l’islamisme a besoin de soumettre les femmes. Soumettre les femmes est même la condition de la soumission des hommes. C’est le gage que l’islamisme donne aux hommes pour qu’ils acceptent de se soumettre à ses règles qui les privent eux aussi de leur liberté politique, sociale, religieuse et morale.

En faisant d’eux les maîtres des femmes. l’islamisme les console de la perte de leur liberté. C’est la raison pour laquelle, ils acceptent l’islamisme et le défendent.

Dans l’ouvrage, j’explique que l’islamisme n’a pu soumettre les femmes que lorsqu’il a réussi à soumettre la pensée. La soumission de la pensée est un autre élément important à ne pas oublier.

FigaroVox : Dans votre ouvrage, vous parlez « du choix des versets ». Que voulez-vous dire exactement ?

Razika Adnani :  « Le choix des versets est un concept que j’ai forgé pour souligner le fait que les musulmans n’appliquaient pas toutes les recommandions coraniques. Et si on examine le Coran et qu’en le compare au droit musulman, on réalise que dès les premiers siècles de l’islam, lorsqu’ils ont mis en place le droit musulman, qu’on appelle aujourd’hui la charia, ils ont choisi certaines recommandations coraniques et en ont négligé d’autres. J’ai donné dans l’ouvrage plusieurs exemples de recommandations coraniques que les musulmans ne prennent pas en compte telles que celles inscrites dans le verset 105 de la sourate 5 qui reconnaît la liberté individuelle et le verset 173 de la sourate 2, La vache, qui autorise, en cas de nécessité, la consommation de la viande porcine. Cette réalité est importante à connaître pour l’utiliser comme moyen de lutte contre les islamistes et les conservateurs qui veulent imposer leurs règles au prétexte qu’elles existent dans le Coran.  Une connaissance importante non seulement pour les musulmans, mais aussi les non-musulmans qui sont eux-aussi concernés par la montée de l’islamisme notamment quand ils sont parents ou quand ils travaillent avec les jeunes. Lutter contre l’islamisme par le moyen de la connaissance est la manière la plus efficace de lui faire face.

FigaroVox : Vous consacrez un chapitre de votre livre à « la force de l’islamisme ». Ce qui paraît logique, car si l’islamisme arrive à s’imposer, comme il ne l’a jamais fait dans toute son histoire, c’est la preuve qu’il dispose d’une grande force que beaucoup d’éléments lui procurent, dont la découverte du pétrole au pays des wahhabites qui sont également des islamistes et non des piétistes apolitiques, comme vous le dites.

Razika Adnani : Assurément, l’islamisme n’a jamais été aussi fort ni aussi proche de son objectif, celui de convertir toute l’humanité à l’islam, ou plus précisément sa version de l’islam, et d’imposer son modèle de société à tous, qu’en ce début du XXIe siècle. Sans doute, la découverte de pétrole dans la péninsule arabique a été la plus grande force de l’islamisme ayant permis aux wahhabites de répandre leur islam rigoriste fondamentaliste et de soutenir les Frères musulmans dans leur projet. Celui d’interrompre le mouvement de modernisation dans le monde musulman, mais aussi de faire renoncer à ces sociétés ce qu’elles avaient acquis dans le domaine des droits et liberté, et de faire échouer les pouvoirs ayant manifesté une certaine laïcisation. Ce qui se passe aujourd’hui dans le monde musulman et notamment en Afghanistan, en Irak, en Libye et en Syrie est la consécration de ce projet islamiste.

La théologie musulmane et la défaite de la pensée face à la révélation qui a eu lieu vers le XIIIᵉ siècle font que les musulmans ne réfléchissent plus dès lors qu’il s’agit de l’islam, et l’idée que l’islam n’est pas responsable des problèmes qui se posent, mais seulement les musulmans, sont des éléments dont l’islamisme comme conservatisme et totalitarisme tire sa force. Cependant, l’islamisme est également fort grâce aux alliés qu’il a en Occident. Le gauchisme, le wokisme et les néoféministes lui ont procuré de nouveaux arguments avec lesquels il se défend en Occident, notamment : porter le voile est une expression de liberté, le permettre un signe d’égalité, et le concept d’islamophobie. L’expression « l’islamisme n’est pas l’islam » est elle aussi un allié inestimable de l’islamisme qui est défendue d’ailleurs par certains qui prétendent lutter contre l’islamisme. Non seulement elle fait le lit du conservatisme islamique qui est un islamisme, mais elle reprend également et parfaitement le discours des islamistes, notamment des Frères musulmans, pour qui les problèmes qui se posent sont dus aux musulmans et non à l’islam.

Cependant, les guerres de territoires et les luttes géopolitiques sont assurément les plus grands alliés de l’islamisme aujourd’hui. Al-Joulani, qui est un islamiste jihadiste, n’aurait jamais pu arriver au pouvoir sans l’aide de Zelensky qui l’a soutenu pour, selon le Washington Post, se débarrasser d’Assad et affaiblir Poutine. Israël a sans doute quelque chose à voir dans la victoire des islamistes en Syrie pour se débarrasser d’Assad, l’allié de son premier ennemi dans la région, l’Iran.

FigaroVox : On entend beaucoup parler du féminisme islamique. Une expression qui paraît paradoxale, étant donné qu’en islam, tout comme dans les deux religions monothéistes, les femmes n’ont pas le même statut social que les hommes.

Razika Adnani : C’est à la fin des années 1970 que ce concept de « féminisme islamiste » qui revendique l’égalité hommes-femmes, mais à partir de l’islam et par l’islam, a vu le jour. Son objectif, comme le précisent ses adeptes, qui ne sont pas que des femmes, est de défendre un féminisme qui n’est pas imposé par l’Occident. Le féminisme islamique est donc un féminisme décolonial. Il ne nie pas qu’il y a des inégalités dont souffrent les femmes musulmanes, mais refuse l’idée que l’islam, et précisément le Coran, en soit responsable. Le féminisme islamique est donc fondé sur l’idée que les problèmes qui se posent en islam sont dus aux musulmans, qui ont mal compris son message, et non à l’islam.

Le « féminisme islamique », qui est en réalité un « féminisme islamiste », n’a jamais pu démontrer la validité de sa thèse selon laquelle les inégalités qui existent dans le Coran ne sont pas des inégalités. Il a de ce fait participé à l’affaiblissement du mouvement féministe dans le monde musulman, étant donné qu’il a expliqué aux femmes musulmanes qu’elles ne pouvaient lutter pour leurs droits qu’à l’intérieur de l’islam et à partir de l’islam, alors qu’à l’intérieur de l’islam elles ne trouvent pas l’égalité qu’elles revendiquent. La majorité des femmes musulmanes qui ont cru le discours des féministes islamiques ont fini par accepter les inégalités imposées par les religieux. Aujourd’hui, revendiquer l’égalité est devenu pour beaucoup d’entre elles un sujet tabou. D’autres se consolent avec l’idée que, devant Dieu, elles sont égales aux hommes ou qu’elles seront récompensées de leur soumission dans l’au-delà, tout comme les hommes se consolent de la perte de liberté politique et sociale avec leur statut de maître de la femme que le discours religieux et islamiste leur garantit.  

FigaroVox : Selon vous, il ne peut y avoir de sortie de l’islamisme que si l’islam se sépare de sa dimension politique. Sinon, l’islam sera toujours un islamisme.

Razika Adnani : Je pense que c’est logique. Si l’islamisme est un islam politique, c’est-à-dire un islam avec deux dimensions une religieuse et l’autre politique, la fin de l’islam ne sera que si l’islam se libère de sa dimension politique, autrement dit de la charia comme règles d’organisation sociale et politique. C’est pour cela que, dans mon ouvrage, j’ai utilisé l’expression « l’islam de la charia » ou « l’islam des juristes » comme équivalent de l’islamisme. Pour cela, un travail au sein de l’islam, qui doit commencer par porter un regard critique sur l’islam et le discours religieux, est indispensable. Sans cette séparation de l’islam de sa dimension politique, l’islam sera toujours un islamisme.

FigaroVox : Ne pensez-vous pas que la laïcité est capable de protéger la France de l’islamisme ?

Razika Adnani : en France, la laïcité est un rempart très important et indispensable contre l’islamisme, mais à elle seule ne suffit pas à protéger la France de l’islamisme qui est en train de se renforcer. Elle sera elle-même menacée par l’islamisme, si la lutte contre l’islamisme ne se fait pas également ne concerne pas l’islam pour le faire évoluer, changer et aller vers sa réforme sans que cela signifie qu’il faille négliger la lutte politique, mais la compléter et l’accompagner.

© Le contenu de ce site est protégé par les droits d’auteurs. Merci de citer la source et l'auteure en cas de partage.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *