Violence, fondamentalisme, terrorisme : entretien de Razika Adnani accordé au journal Reporters
Présidente Fondatrice des «Journées Internationales de Philosophie» d’Alger, Razika Adnani est philosophe, islamologue et conférencière. Elle a enseigné quelque temps avant de se consacrer à l’écriture et à la recherche, s’intéressant au phénomène du blocage de la pensée musulmane. C’est son ouvrage intitulé «La nécessaire réconciliation», un essai sur la violence et l’histoire, qui a attiré notre attention. Pour Reporters, nous sommes allés à sa rencontre. Reporters ( Propos recueillis par Omar Merzoug)
Reporters : Votre ouvrage « La nécessaire réconciliation » suggère que cette réconciliation entre l’Algérie et la France n’est pas entrée dans les faits et implique une injonction de type moral, mais à votre avis quelles sont les conditions concrètes de cette réconciliation que vous appelez de vos vœux ?
Razika Adnani : Dans mon ouvrage, j’évoque la question de la réconciliation des Maghrébins avec leur histoire, celle qui remonte notamment à la période avant l’islam et avant le Xe siècle (selon la légende, le Xe siècle représente la date de l’invasion hilalienne). Je parle de réconciliation, car une grande partie des Maghrébins rejettent, négligent et sous-estiment cette partie ancestrale de leur histoire comme si elle n’avait rien à leur raconter et comme s’ils avaient honte de ce qu’elle a à leur dire. Beaucoup préfèrent s’inventer d’autres histoires, ce qui montre que le problème est profond, car l’histoire d’un individu ou d’un peuple est une partie intégrante de sa personnalité et de son être. C’est ce que nous avons vécu dans le passé qui fait ce que nous sommes aujourd’hui. L’histoire raconte également nos origines et c’est pour cette raison que renier son histoire, c’est renier ses origines.
Le grand historien maghrébin Ibn Khaldûn (prétendant lui-même être arabe) a soulevé ce phénomène au XIVe siècle déjà. Il affirme que les Berbères dénigraient leurs origines et préféraient s’inventer des origines arabes, phénomène qui continue aujourd’hui. Beaucoup de Maghrébins préfèrent se présenter comme étant Arabes et détestent qu’on leur rappelle qu’ils peuvent avoir un quelconque lien avec les Berbères, ce peuple qui a toujours occupé les terres du Maghreb. Pourtant, l’histoire raconte que les arabophones au Maghreb ne sont dans leur très grande majorité que des Berbères arabisés. La question ne concerne pas la langue que l’individu parle ou les origines. Personnellement, je trouve que toutes les langes sont belles du moment qu’elles nous permettent de nous exprimer librement et par là même permettent la créativité et l’épanouissement de la pensée.
Le problème c’est que beaucoup de Maghrebins expriment un rejet à l’égard de leurs l’histoire qui est l’histoire de leur pays. Or, ne rejette son histoire et ne dénigre ses origines que celui qui a un problème avec son histoire ; cela dénote un mal-être profond et une relation complexe avec soi. Nous nous plaignons aujourd’hui de la violence qui mine nos sociétés. Je parle de la violence au quotidien que l’individu subit dans les rues, dans les lieux de travail et au sein de la famille. Je pense qu’il faut regarder du côté de la relation et de l’image que nous avons de nous-mêmes si nous voulons comprendre une grande partie de ce phénomène de violence. Assurément, celui qui se dénigre porte un regard identique sur ses semblables. La violence exercée contre l’autre se nourrit de ce mépris qu’il exprime à son égard. Lorsqu’on a de la considération pour l’autre ou qu’on le respecte, on s’interdit de le violenter.
Je tiens à préciser que nous devons respecter toute personne justement pour la valeur humaine qu’elle porte en elle. Il est important de souligner également que celui qui se méprise, pense constamment que les autres ne lui reconnaissent pas sa valeur et le dénigrent. Ce sentiment, le fait souffrir et c’est généralement dans l’agressivité qu’il exprime sa douleur. Aussi, le désordre régnant dans l’espace public se nourrit-il de l’incapacité à s’estimer les uns les autres. Les pays du Maghreb peinent aujourd’hui à se construire. Pour sortir du sous-développement, il est nécessaire de prendre au sérieux ce mépris de soi car celui qui se dénigre perd également confiance en lui-même et par conséquent il a du mal à entreprendre. Ainsi, si on veut se libérer de beaucoup de nos douleurs, de notre agressivité et de nos difficultés à cohabiter et à nous faire confiance, il est nécessaire de nous réconcilier avec notre histoire donc avec nous-mêmes. Seule une bonne relation avec soi permet une bonne relation avec l’autre. »
Reporters : Votre livre se présente comme une réflexion sur la violence. Or, la violence dans l’ordre humain est omniprésente. « Les Algériens, dites-vous, sont convaincus et plus que jamais de la légitimité de leur guerre », il y a donc selon vous une violence légitime, ce qui suggère l’existence d’une violence illégitime, celle qui s’exercerait par exemple contre les femmes dont vous dénoncez la condition ?
Razika Adnani : Le concept de violence légitime signifie que la violence est hideuse et immorale, mais qu’on peut l’accepter quand elle est le seul moyen qui permette la réalisation d’une finalité morale. Ce concept nous place face à une problématique morale et juridique très délicate car le terme légitime renvoie à la morale, alors que la violence, quand bien même elle serait utilisée pour une fin morale, demeure en elle-même hideuse et reste fondamentalement immorale ; cette expression de « violence légitime » est donc moralement inacceptable ; la violence est naturellement immorale donc illégitime. Attribuer à la violence une quelconque légitimité est le premier pas vers son acceptation et le risque que comporte son acceptation est de cesser de la condamner. Pire, celui qui découvre le pouvoir de la violence risque de voir en elle le moyen le plus efficace pour réaliser ses désirs. Dans cette situation, la violence se présentera à lui comme le suprême bien ; elle se moralisera. Quand on est dans cette situation de « moralisation de la violence », rien ne nous arrête ! Quand bien même certaines situations ne laissent pas d’autres choix que de recourir à la violence, celle-ci ne doit jamais se présenter à la conscience en tant que valeur morale et toujours garder son caractère naturel, l’immoralité. Dénoncer la violence doit être un principe en lui-même. Pour éviter ce renversement des valeurs, il faut tout d’abord ne jamais recourir à la violence et si certaines situations ne laissent pas d’autres choix que de le faire comme pour sauver sa vie d’une mort certaine, il est impératif de préciser que la légitimité dont il s’agit réside dans la finalité et non dans le moyen utilisé, autrement dit la violence. Il faut donc distinguer entre la fin et les moyens afin que la finalité morale ne permette pas aux moyens de s’approprier cette valeur. C’est le cas de la guerre de Libération algérienne, les Algériens étaient dans une situation qui ne leur a pas laissé d’autres choix que de prendre les armes. Cependant, il fallait rappeler, et il faut continuer de rappeler, que la légitimité réside dans la libération et non dans la guerre. Autre chose, il aurait également fallu, après l’indépendance, ôter à la violence toute la valeur qu’elle s’était appropriée pendant la guerre pour lui rendre son caractère naturel d’immoralité. Il était nécessaire de faire un travail en profondeur sur l’être l’humain, afin que le fil conducteur de la violence se rompe et que la chaîne de sa transmission se brise. Pour vivre en communauté, les hommes et les femmes doivent rompre avec ce comportement primitif, faire valoir le droit en lieu et place de la violence. L’absence de ce travail éducatif a permis, malheureusement, à la violence de se hisser au rang des valeurs morales les plus sublimes aux yeux de beaucoup d’Algériens. Ce qui explique le phénomène de généralisation de la violence sociale dans notre pays.
Reporters : Vous évoquez dans votre livre « le niveau élevé du malaise » plus de cinquante ans après l’indépendance ? F. Abbas qui avait, à la fin de sa vie, parlé de cette formule, vous semble-t-il rejoindre votre sentiment ?
Razika Adnani : C’est la situation psychologique et sociale dramatique dans laquelle se trouvent aujourd’hui, malheureusement les Algériens qui révèle ce « niveau élevé du malaise ». Le fossé qui se creuse entre les Algériens et leurs dirigeants, la pauvreté humiliante, le chômage accablant, la bureaucratie écrasante, les jeunes qui cherchent par tous les moyens à fuir, les inégalités qui s’accentuent, la violence au quotidien en disent beaucoup sur ce malaise. Cette expression d’« indépendance confisquée » est très grave, mais malheureusement beaucoup d’Algériens y adhèrent. Il faut être à l’écoute des problèmes des peuples. Il faut prendre au sérieux les messages qu’ils transmettent.
Reporters : « L’histoire des Algériens libres a été très courte » écrivez-vous. À quoi attribuez-vous cette brièveté ?
Razika Adnani : Je l’attribue à tous les piétinements des libertés qui pèsent sur les hommes et les femmes. Ce piétinement a commencé en 1962 avec le coup d’État contre le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne et beaucoup d’autres ont suivi sur les plans individuel, collectif et politique. Ainsi, dès le lendemain de l’indépendance, les comportements étaient des outrages aux libertés. Aujourd’hui, l’oppression est devenue plus présente et plus pesante. Élément familier de notre quotidien, elle s’impose partout, portée par le peuple algérien tout entier, dans nos familles, au travail, dans les rues. Les Algériens ont fait de la liberté une belle indésirable qu’il fallait écarter. Position étonnante, n’est-ce pas, pour un peuple qui venait de sortir d’une guerre menée au nom de la liberté, mais qui s’explique : la liberté, pour laquelle ils avaient pris les armes, avait un sens bien défini : la libération du colonialisme. En dehors de ce sens, ils ne lui en connaissaient aucun autre. Dans leur culture traditionnelle, non seulement la liberté n’avait pas de place, mais l’obéissance avait toutes les vertus. La liberté est devenue synonyme de « mécréance », de désobéissance et débauche : « mécréance » pour la pensée, désobéissance pour le peuple et débauche pour la femme. Le seul sens que les Algériens lui connaissent est celui découlant de la conception usuelle et primaire du terme liberté : celui de « faire ce que l’on veut ». Aujourd’hui encore, les jeunes qui se révoltent contre les valeurs du système traditionnel pensent que, pour être libres, il faut rejeter toute loi, se comporter comme bon leur semble. Cette conception primaire de la liberté est un autre facteur du désordre qui assassine les libertés.
Reporters : La violence ne cesse de gagner du terrain, il suffit d’observer les violences qui dévastent le monde arabe, la Syrie, l’Égypte, la Libye, l’Irak bien entendu. Comment pensez-vous cette généralisation de la violence ?
Razika Adnani :La violence s’exprime là où l’humain manque de maturité parce que le travail nécessaire pour lui apprendre les valeurs de l’humanité et lui apprendre à maîtriser ses instincts n’a pas été fait. L’humain, comme le dit Ibn Khaldûn, est le seul être qui possède l’intelligence et la main : deux outils indispensables pour créer et construire. Cependant, quand l’éducation manque et que la qualité humaine est par conséquent médiocre, ces deux outils, mal utilisés, deviennent nuisibles. Les dirigeants de ces pays : la Syrie, l’Egypte, la Libye, l’Irak, ne pouvaient pas faire ce travail éducatif, qui était leur devoir, car eux-mêmes étaient dans ce manque de maturité d’autant plus qu’ils étaient dans cette situation de « moralisation de la violence ». Ils voyaient en elle le moyen le plus efficace pour réaliser leurs objectifs et ils ne s’étaient pas gênés de l’utiliser contre leur propre peuple ; ils ne lui ont pas donné le bon exemple. À la place de ce travail humaniste, ils ont permis à un autre discours de s’implanter. Celui présentant le djihad comme un devoir sacré et, pour que la femme se voile, l’homme comme un être incapable de maîtriser ses instincts et ses pulsions. Ce discours est pour beaucoup dans la violence que connaissent ces pays. Lorsque la mort devient le bien suprême, lorsque nous sommes convaincus que nous ne pouvons rien devant nos instincts, nous ne trouverons en nous aucune volonté pour résister à la bassesse et à la barbarie : tuer, agresser, voler, mentir. Quel comportement pouvons-nous espérer de celui à qui on vante la mort et non la vie ? Quel comportement pouvons-nous espérer de celui à qui on raconte qu’il est esclave de son corps et de son instinct ou à celle à qui on raconte que sa valeur ne réside que dans son corps ? C’est du côté de ce discours, auquel nous soumettons nos jeunes et nos adultes, que nous devons regarder.
Reporters : La violence peut aussi prendre le visage du terrorisme ? En France, l’État d’urgence a été plusieurs fois reconduit. Pourquoi d’après vous ces jeunes recourent au terrorisme ? Pourquoi cèdent-ils au vertige de l’action terroriste et sont-ils séduits par la tentation de l’acte meurtrier ?
Razika Adnani : Le fondamentalisme islamique qui monte en France aujourd’hui n’est pas un phénomène spécifique à la France. Il s’agit d’un prolongement du même phénomène qui a frappé et frappe les pays musulmans depuis des décennies déjà. C’est ainsi qu’il faut le regarder pour mieux le comprendre. S’appuyant sur l’idée que l’islam doit retrouver son éclat d’antan et que la société doit être organisée selon le modèle de Médine au VIIe siècle, la frange violente du fondamentalisme ne voit pas d’autre issue pour réaliser son objectif que de semer la terreur. Ses adeptes tiennent un discours haineux envers les autres et présentent la violence comme un acte moral ; on raconte à ces jeunes que leur acte meurtrier n’est pas hideux ni mal mais bien au contraire un acte de martyr, donc un bien suprême, qui leur réserve une place au paradis. Assurément, il y a beaucoup de musulmans qui rejettent cette violence, mais ils sont incapables de l’affronter comme problème et d’y apporter des réponses fiables. Ils se contentent souvent de répéter à chaque attentat perpétré au nom de l’Islam, et à chaque massacre : « cela n’existe pas en Islam » ou « cela n’est pas l’Islam » ou encore « c’est juste une mauvaise interprétation des textes ». Ce discours, s’il flatte un grand nombre de musulmans (et de non-musulmans), les fragilise énormément et notamment les jeunes, plus vulnérables aux paroles des fondamentalistes et des radicalistes. Placés devant des versets qui appellent à la guerre et devant la jurisprudence des anciens qui font du djihad un devoir sacré, qui justifient la dhimitude et qui légitiment la soumission des femmes, ils se retrouvent, notament les jeunes, dépourvus de tout élément de réponse et du savoir nécessaire pour se protéger. Beaucoup perdent confiance dans leur entourage, le considèrent comme ignorant du vrai Islam ou encore renégat. Ils se réfugient alors auprès des fondamentalistes qui se présentent à eux comme les plus pieux, ceux qui les aiment car ils leur disent la vérité. Il y a donc des questions fondamentales et sensibles qu’il faut objectivement affronter ; c’est une forme d’honnêteté envers soi mais aussi envers les autres.
Reporters : Comment articulez-vous dans votre réflexion morale et violence ?
Razika Adnani :Morale et violence sont deux concepts opposés. Si certaines situations font parfois que l’être humain n’a pas d’autre choix que d’y recourir, la violence demeure immorale par nature. En aucun cas tuer ne doit être présenté comme un geste « bien ». Pour cela, il est nécessaire de condamner la violence en tant que telle alors même que certaines situations ne laissent pas d’autre choix que d’y avoir recours. Au moment où la personne tend la main pour voler une pomme (car si elle ne le fait pas à ce moment précis, sa vie sera en danger), elle doit conserver intactes les facultés de sa conscience pour juger ce geste immoral et condamnable. Elle récuse donc son geste en lui-même, même si elle l’accepte en tant que moyen.
Propos recueillis par Omar Merzoug