La défaite de la pensée dans la pensée musulmane ( Revue Krisis)
Par pensée musulmane, je désigne tout ce que la pensée des musulmans a produit lorsqu’elle a pris l’islam comme objet d’étude, de recherche et de réflexion. Elle englobe l’ensemble des commentaires, du droit, de la théologie et des différentes méthodes élaborées dans le domaine législatif et interprétatif. La pensée musulmane permet aussi de connaître la façon avec laquelle les musulmans pensent leur religion. À la pensée musulmane revient ce que l’islam est devenu après la mort du Prophète, étant donné que l’islam ne se résume pas au Coran. Il est également constitué de tout le travail que les musulmans ont accompli à partir du Coran. La pensée musulmane représente donc la part qui revient aux musulmans dans la religion musulmane et marque la différence entre « l’islam révélé », celui qui est inscrit dans le Coran, livre révélé selon la foi musulmane, et « l’islam construit », celui que les musulmans ont construit à partir du Coran. Si le premier est un, le second est multiple, car les musulmans ont construit plusieurs islams : l’islam sunnite, l’islam chiite et l’islam soufi qui sont les trois islams les plus importants et qui se divisent à leur tour en plusieurs islams.
La genèse de la pensée musulmane
Quand la pensée musulmane a-t-elle commencé ? Logiquement, elle a commencé dès la mort du prophète et l’interruption de la révélation si on considère que la période prophétique, comme le veut la foi musulmane, fait partie de la révélation. Cela ne signifie pas que les musulmans de la période prophétique ne se posaient pas de questions au sujet de la nouvelle religion, bien au contraire. Cette période a connu de grands questionnements, y compris de la part des femmes qui s’interrogeaient sur la place que la nouvelle religion leur réservait. Cependant, ces nouveaux musulmans soumettaient toutes leurs questions au prophète qui y répondait soit par la récitation de versets coraniques, soit par des paroles, hadiths, soit par des actes ; ainsi, le prophète réglait tous leurs problèmes. Il était la source de leur savoir. Lorsque le prophète est mort, les musulmans qui ont perdu brutalement la source de leur savoir se sont retrouvés devant des questions nouvelles qui nécessitaient des réponses. Le fait que les textes coraniques ne parlaient pas de ces nouvelles questions et que le prophète ne les avait pas abordées compliquait davantage la situation. Pour y répondre, les musulmans de cette période post-prophétique n’avaient pas d’autre choix que de se référer à leur propre pensée et leur intelligence, ce qui a suscité en eux une grande interrogation au sujet de leur pensée et du droit de l’utiliser comme une autre source de connaissance alors qu’ils avaient reçu la révélation. La révélation pour les musulmans est-elle la seule source de connaissance ou doivent-ils se référer également à leur pensée humaine ? La question de la pensée a été également posée lorsqu’ils se sont rendus compte que les textes coraniques avaient besoin d’interprétation qui est un travail de la pensée humaine. Ils se sont alors interrogés au sujet de cette pensée : était-elle capable de comprendre la parole divine et de l’expliquer aux musulmans sans altérer son sens ?
La question devient problématique
La question de la pensée comme source de connaissance n’est devenue réellement une problématique, c’est-à-dire qu’elle a divisé les musulmans en deux écoles antagonistes, qu’au VIIIe siècle, lorsque le juriste irakien, Abou Hanifa (702-767) d’origine perse, a pris une position claire et précise en faveur de la pensée comme source de savoir dans le domaine juridique. Abou Hanifa ne niait pas que les textes coraniques fussent la première source juridique en islam mais il considérait que le juriste devait user également de son intelligence et de son opinion personnelle quand les textes ne répondaient pas à ses questions. Ainsi, la source de la connaissance selon lui ne réside pas seulement dans la révélation, mais aussi dans la pensée humaine. La connaissance n’est pas seulement révélée et transmise, elle doit être également construite et c’est à la pensée que revient cette tâche. Son école, qui est la première école juridique sunnite, l’école hanafite, s’appelle aussi « l’école de l’opinion », vu qu’elle revendique le droit du juriste d’utiliser sa propre opinion dans le domaine juridique. Elle est également connue sous le nom de « l’école de l’Irak ».
L’école de l’Irak est également le produit d’une volonté politique de la part des califes qui s’y sont installés. Ils voulaient que leur empire rivalise avec les grands empires les plus connus dans la région. Ils ont très vite compris la valeur du patrimoine culturel, philosophique et scientifique des nouvelles populations. Ils ont alors encouragé la philosophie et la pensée libre et rationnelle. Les noms les plus connus dans ce contexte sont ceux d’Harun al Rashid (765-809) et de son fils al-Mamoun (786-833). Khayzuran bint Atta, (morte en 789), épouse du calife Al-Mahdi et mère de Harun al Rashid, et Zubayda bint Jafar (morte en 831), épouse de Harun al Rashid, étaient des femmes politiques qui ont également encouragé les penseurs et les philosophes. Ces hommes et femmes de pouvoir ont cru à la pensée humaine comme faculté de réflexion et de raisonnement nécessaire pour bâtir une civilisation. Ils ont refusé de se contenter de la révélation.
Face à l’école de l’Irak, il y avait « l’école de Médine » avec à sa tête son grand imam Malek ibn Anas (708-796), fondateur de la deuxième école juridique en islam, l’école malékite. Son origine remonte à la réaction de Malek quant à la position du juriste irakien lui reprochant de vouloir prendre sa propre pensée comme source juridique. Il a affirmé que le juriste ne devait, en aucun cas, se référer à sa propre opinion, c’est-à-dire à sa propre pensée. Pour lui, si les textes coraniques ne répondent pas aux questions du juriste, celui-ci doit se référer aux hadiths (paroles du prophète), ce qui explique pourquoi son école s’appelle « l’école du hadith ». Pour Malek, si les hadiths ne répondent pas aux questions du juriste, celui-ci doit se référer aux traditions des compagnons du prophète et à défaut aux traditions des habitants de Médine. Cette dernière référence s’explique selon Malek par le fait que Médine était la ville qui interprétait le plus fidèlement les recommandations du prophète.
La doctrine malékite est fondée sur l’idée que la connaissance est révélée et ainsi elle doit être transmise. La pensée n’intervient qu’en dernier recours, c’est-à-dire quand toutes les sources de législation ne répondent pas aux questions du juriste. En faisant des traditions des gens de Médine une référence juridique, le Malékisme déclare Médine comme un modèle de société à suivre par tous les musulmans et à perpétuer. Ainsi, le malékisme est une doctrine qui refuse que la pensée soit une source de connaissance, s’oppose au changement et appelle à l’imitation des premiers musulmans. Médine, située en Arabie Saoudite, la ville où le prophète a construit la première société musulmane, est donc le berceau du conservatisme, du fondamentalisme et du salafisme.
Cependant, la position des Médinois ne peut s’expliquer uniquement par des éléments épistémologiques ou confessionnels. Rappelons que Médine était la première capitale de l’État islamique. Avec le transfert de la capitale à Damas puis à Bagdad, les Médinois ont vu leur ville perdre son pouvoir politique. Ils ont alors considéré la déclaration d’Abou Hanifa comme un désir des Irakiens, des nouveaux musulmans, de s’affranchir également de l’autorité religieuse de Médine, ce qu’ils ne pouvaient admettre. En faisant de leurs traditions un modèle de société et une référence juridique pour les autres musulmans, Malek avait donc comme objectif que les musulmans regardent constamment vers Médine et reconnaissent aux Médinois, donc aux Arabes, une supériorité. Il est important de souligner que le malékisme est la doctrine la plus est la doctrine la plus répandue au Maghreb, mais aussi dans toute l’Afrique subsaharienne et par conséquent en France. Le rappeler est important pour comprendre le rapport complexe des Maghrébins, qui sont des Berbères, avec leurs origines les poussant à prétendre à des origines arabes.
La question de la pensée face à la révélation n’est pas devenue seulement une problématique dans la pensée musulmane, mais aussi la problématique principale. C’est ce qu’on déduit lorsqu’on analyse les problématiques les plus importantes de la pensée musulmane. Elles nous ramènent toutes inévitablement à cette question de la source de la connaissance entre la révélation et la pensée. Voilà pourquoi elle est la problématique fondamentale de la pensée musulmane. Elle est également fondamentale, car elle a influencé toutes les autres questions qui sont abordées en fonction de l’opinion de chacun par rapport à cette question épistémologique. Elle en a généré beaucoup d’autres. On peut même résumer la pensée musulmane à une seule problématique, qui est celle de la pensée face à la révélation. Les autres problématiques ne sont que connexes, et cela reste valable jusqu’à aujourd’hui.
De la problématique de la pensée à celle de la raison
La question de la pensée et le droit pour les musulmans de s’y référer comme source de savoir n’a pas intéressé uniquement les juristes, mais également les théologiens, les philosophes et les exégètes. La plus importante école théologique ayant participé à ce débat et ayant pris position en faveur des l’intelligence et de l’intellect est l’école muatazilite qui a été active entre le VIIIe et le IXe siècles. Le terme « muatazilites » vient du verbe iatazala qui signifie se retirer ou sortir. Une appellation qui tire son origine du fait que son fondateur Wassil ibn Ata (700-748), avait quitté l’école qadiriya à laquelle il appartenait après un diffèrent avec son maître.
Les muatazilites ne nient pas la révélation comme source de vérité, mais pensent que les musulmans doivent également user de leur intelligence et de leur faculté de réflexion pour compléter leur savoir. Pour eux, la connaissance est assurément révélée et transmise, mais elle ne peut pas n’être que cela, elle doit aussi être construite par l’intelligence humaine.
L’originalité des muatazilites réside dans le fait qu’ils ont introduit dans le débat théologique et juridique un nouvel élément : la raison, qu’ils ont utilisée dans son sens aristotélicien. Autrement dit, comme un ensemble de règles rationnelles dont la fonction est de veiller à ce que la pensée ne commette pas d’erreurs de raisonnement. Ils justifient leur position par le fait qu’il ne suffit pas de réfléchir, il faut aussi bien réfléchir, c’est-à-dire réfléchir d’une manière correcte en respectant le principe de non contradiction.
Les muatazilites étaient convaincus que seules les lois de la raison (aql en arabe) qui sont les critères de la vérité pouvaient protéger la pensée des erreurs de raisonnement et des contradictions avec les textes et avec la réalité. Une position qu’ils n’ont pas limitée au domaine théorique. Ils l’ont pratiquée dans leur travail exégétique, théologique et juridique. Assurément, un des exemples qui illustrent parfaitement le rationalisme muatazilite est celui du libre arbitre et de la prédestination. Pour eux, il n’est pas raisonnable de croire que Dieu est juste, que le jour du jugement dernier existe et d’affirmer que l’être humain n’est pas libre dans le choix de ses actes. De ce fait, si Dieu est juste et si l’être humain n’est pas libre, alors le jour du jugement dernier, où l’être humain répond de ses actes devant Dieu, ne peut exister. Or, croire au jour du jugement dernier est un principe fondateur du monothéisme. Si le jour du jugement dernier existe et que l’être humain n’est pas libre, dans ce cas Dieu est injuste. Or, aucun croyant ne peut admettre l’éventualité d’un Dieu injuste. Ainsi, parce qu’aucun musulman ne peut douter de la justice divine et de l’existence du jugement dernier, ces deux principes impliquent logiquement le principe de la liberté de l’être humain. C’est la seule conclusion qui s’impose logiquement à l’esprit selon les muatazilites. C’était leur réponse aux fatalistes qui considéraient que l’être humain n’était pas libre dans le choix de ses actes, à qui ils reprochaient les erreurs de raisonnements.
Les soufis ne sont pas restés en retrait du débat épistémologique concernant la source de connaissance. Ils ont même mis en place une théorie qui a marqué en profondeur la pensée des musulmans. Il s’agit de la théorie du dévoilement fondée sur l’idée que la science authentique provient de l’être suprême qui la dévoile à l’être humain. La vérité n’est accessible ni par la spéculation intellectuelle ni par les perceptions sensibles. Elle est donnée par Dieu. Un point que les soufis partagent avec les littéralistes pour qui la vérité est révélée.
Pour les soufis, la vérité n’est pas dévoilée à tout le monde, mais uniquement à ceux qui ont atteint la purification intérieure et, quand ils la reçoivent, ils la transmettent telle quelle à leurs adeptes qui ne chercheront pas à la démontrer par les lois de la raison, car ils ne pourront pas la démontrer. Dans l’épistémologie soufie, la vérité ne se démontre pas, elle se déguste par amour. Pour les littéralistes, la religion est également une question de cœur et non de raison.
Ainsi, les soufis ont pris eux aussi une position contre la pensée créatrice et rationnelle et participé à la guerre intellectuelle menée contre elle. Abou Hamed Al-Ghazali, qui est un des soufis, qui était également un juriste, a accusé la raison d’être une menace pour les fondements de la religion. Ses critiques de la pensée comme faculté de réflexion et de raisonnement ne sont pas limitées au domaine de la religion. Il les a élargies au domaine des sciences en critiquant le principe de causalité, notamment dans son ouvrage « L’incohérence des philosophes ».
La théorie chiite de l’imamat s’inscrit dans la même position épistémologique que celle des soufis. Elle considère, elle aussi, que la vérité est inspirée à l’imam et, de ce fait, elle n’est pas du sort des humains. Ainsi, hormis les muatazilites dans le domaine théologique et les hanafites dans le domaine juridique, la pensée musulmane a opté pour la révélation et contre la pensée humaine.
La question de la source de la connaissance a également préoccupé les philosophes qui se sont presque tous interrogés sur la pensée comme faculté de réflexion et de raisonnement et sur son rôle dans la connaissance. Leur point commun, c’est que presque tous ont cherché à concilier la révélation et la raison, tels qu’al-kindi Alkindus du IXe siècle ( 801-873) considéré comme le premier philosophe d’expression arabe connu.
Les théories les plus importantes
Parmi les théories les plus importantes de la pensée musulmane, on peut en citer trois.
– La théorie de la nature du Coran
- La théorie de la nature du Coran a très tôt divisé les musulmans entre d’un côté ceux qui considéraient que le Coran était incréé et de l’autre côté ceux pour qui le Coran était créé. La première position est défendue par tous les traditionalistes, les conservateurs, et à leur tête ibn Hanbal (780-855) qui est le fondateur de la quatrième école juridique sunnite, le hanbalisme. Elle est aujourd’hui la théorie la plus répandue parmi les musulmans.
- Comme son nom l’indique, la théorie du Coran incréé signifie que Dieu n’a pas créé le Coran comme c’est le cas de ses autres créatures, car il est l’un de ses attributs. Parce que Dieu ne peut exister sans ses attributs, le Coran existe avec l’existence de Dieu et parce que Dieu existe en dehors du temps, le Coran existe lui aussi en dehors du temps. Ses lois sont, de ce fait, au-dessus des facteurs de temps et également de lieu et ne sont pas concernées par leur changement. Ce sont les arguments que les adeptes du Coran incréé utilisent pour affirmer que les règles coraniques sont intemporelles et immuables. La théorie du Coran incréé est donc inventée pour qu’elle soit une preuve que les musulmans, privilégiés par la révélation, n’ont pas besoin de recourir à leur pensée comme une autre source de connaissance dans le domaine juridique, étant donné que les règles coraniques sont valables en tout temps et en tout lieu. Quant à l’idjtihad, qui signifie le travail intellectuel, s’il est parfois nécessaire, il doit être limité aux questions qui ne sont pas explicitement citées dans le Coran.
- Le muatazilisme est l’école théologique qui a réfuté la théorie du Coran incréé. Pour ses adeptes, le Coran n’est pas un attribut de Dieu et il est créé par Dieu de la même façon qu’il a créé toutes les autres créatures. Il s’inscrit donc dans le temps et non en dehors. Les muatazilites insistent sur la relation dialectique entre les textes et la réalité culturelle et sociale des Arabes de l’époque de la révélation et expliquent leur position par le fait que nombre de versets évoquent carrément des événements vécus par le prophète et ses compagnons. Rappelons que les premiers exégètes insistaient tous sur la connaissance des circonstances de la révélation des versets comme condition dans le domaine de l’interprétation, ce qui prouve qu’ils inscrivaient le message coranique dans son époque, celle de l’Arabie du VIIe siècle. Déclarer que le Coran est créé avait comme objectif de nier l’immuabilité de ses règles, à l’exception des principes généraux, comme le précisaient les mutazilites. De ce fait, les musulmans ont besoin de leur pensée pour concevoir d’autres règles afin d’organiser les nouvelles sociétés musulmanes.
– – La théorie du naql
- Le naql est un terme arabe qui signifie prendre et transférer. Elle désigne une méthode d’interprétation où le commentateur se contente de prendre le sens tel qu’il se présente dans les textes coraniques à travers les mots et le transférer tel qu’il est dans le commentaire. La naql est donc une méthode littéraliste. J’ai choisi d’utiliser le terme arabe naql, » car il est plus fort qu’« interprétation littérale ». Dans l’expression interprétation littérale est nécessairement contenue l’idée d’une activité intellectuelle, alors que le terme naql renvoie à une activité gestuelle qui consiste à déplacer les choses d’un endroit vers un autre, excluant ainsi tout travail intellectuel. Les adeptes du naql sont des opposants farouches à la pensée comme activité intellectuelle. Ils ont conçu le naql car, pour eux, c’est une méthode qui empêche toute intervention de la pensée et de la subjectivité du commentateur dans l’interprétation. Ainsi, pour eux, le naql permet de préserver la pureté du texte coranique de toute altération humaine et réaliser une équivalence totale entre le texte original et le commentaire. « Autrement dit, le commentaire serait le texte et le texte le commentaire [1]». Pour les littéralistes, le naql permet d’atteindre avec certitude la connaissance du sens des textes coraniques et d’en déduire les lois juridiques telles que Dieu les a voulues.
- Quant au critère de vérité, qui permet à la pensée de distinguer le juste du faux, il est le sens apparent des textes et non les lois de la raison. Ils considèrent que se fier aux règles rationnelles de la raison comme critères de vérité est plus dangereux pour la religion que la pensée elle-même. Ils accusent la raison d’être une méthode pour la philosophie, elle-même étrangère à l’islam. Le slogan des littéralistes est « le naql et non le aql », aql étant utilisé dans le sens de pensée ou raison.
– La théorie des salafs
- Salaf est un terme arabe qui signifie les prédécesseurs, d’où vient le terme salafisme qui est lui aussi une théorie épistémologique, étant donné qu’il est fondé sur l’idée que seuls les salafs détiennent la vérité et que toutes les générations à venir doivent se tourner vers leur savoir pour connaître leur religion. Dans le salafisme, la pensée doit se limiter à imiter le savoir des anciens qui connaissent de la manière la plus parfaite la vérité révélée. De cette théorie découle le principe toute « innovation est un égarement ». Le salafisme refuse toute nécessité de penser ou de réfléchir.
- Les achaarites ont à leur tour forgé le principe de « sans demander comment » qui signifie que les musulmans n’ont pas à se poser de questions si le discours qui leur est proposé leur paraît incompréhensible ni à exercer leur esprit critique.
- Toutes ces théories et tous ces concepts ont été pensés et inventés à partir du IXe siècle par les traditionalistes et les littéralistes dans le seul but d’empêcher la pensée de s’exprimer, entraver son travail et la bloquer afin de la mettre hors d’état de nuire. Ils sont le produit d’une pensée qui n’a pas voulu seulement que la pensée se taise pour protéger la révélation, mais qui a également conçu des arguments théologiques et méthodologiques pour convaincre qu’elle devait se taire. C’est donc une pensée qui, pour protéger la révélation, s’est mise à penser contre elle-même.
- Après des discussions et des disputations, l’école qui défendait la pensée créatrice et rationnelle a fini par abdiquer devant celle qui ne reconnaissait que la connaissance qui est révélée et cela vers la fin du XIIe siècle. C’était une grande défaite de la pensée face à la révélation celle qui est créatrice et rationnelle et non la pensée imitative ni la pensée magique qui elles ont au contraire prospérées.
- Dans le domaine de l’islam, cette défaite a conduit à la disparition totale des muatazilites à la fin du XIIe siècle et a poussé les hanafites à faire des concessions à leurs adversaires, reconnaissant les hadiths comme la seconde référence juridique tout comme les malékites. La pensée est alors devenue un des sujets les plus indésirables pour les musulmans a été contrainte au silence et la raison a cessé de veiller sur son bon fonctionnement. Pendant des siècles, la raison n’a plus réagi aux erreurs de raisonnement. La victoire de l’école qui a pris position contre la pensée signe la défaite de la pensée face à la révélation, qui est en réalité celle de l’humain face au divin, et la fin d’une pensée novatrice et rationnelle dans la pensée musulmane.
Déclin d’une civilisation
La défaite de la pensée dans le domaine religieux s’est très vite étendue aux domaines de la philosophie et de la science après que l’idée que la révélation était la source de tout savoir et que la vérité résidait dans le passé se fût propagée et imposée aux esprits. La pensée est un tout indivisible. Elle ne peut prospérer dans un domaine si elle est considérée, dans un autre comme un danger contre lequel il faut lutter. Pour s’épanouir, la pensée a besoin qu’on lui fasse confiance et qu’on la glorifie. Si on la soupçonne et on l’accuse, elle se fane.
La pensée créatrice et rationnelle qui a été l’architecte de l’âge d’or de l’islam n’a pas résisté aux agressions de ses ennemis. Les attaques contre elle la présentant comme une menace pour la religion ont mis fin au dynamisme intellectuel et au bouillonnement scientifique et culturel des grandes métropoles musulmanes. Les musulmans ont bâti une grande civilisation lorsqu’ils ont décidé de ne pas se contenter du Coran comme livre et de croire également aux autres livres, ceux de philosophie, de science, de littérature et de poésie, lorsqu’ils ont résolu de ne pas rejeter la pensée et l’intelligence et de croire aux forces intellectuelles de l’humain malgré l’importance qu’ils donnaient à la révélation. Ils ont mis fin à cette grande civilisation lorsqu’ils ont cédé au discours religieux conservateur et opté pour un seul livre recevable, le Coran, et pour la révélation comme seule source de connaissance. Autrement dit, lorsqu’ils ont fini par croire que tout était dans le Coran et qu’ils n’avaient plus besoin de réfléchir.
Le déclin de la civilisation musulmane est la conséquence de la défaite de la pensée créatrice et rationnelle. Il n’est pas dû à des problèmes politiques et des invasions extérieures, comme il est expliqué par les historiens, mais qui a été provoqué par l’effondrement de la pensée et de l’intelligence et son basculement d’un dynamisme extraordinaire à une inertie généralisée. Ainsi, à partir de la fin du XIIe siècle, la léthargie intellectuelle devint la caractéristique dominante de la pensée des musulmans.
La pensée musulmane contemporaine au XIXe siècle
Il faut attendre le XIXe siècle pour que les musulmans posent à nouveau la question de la pensée et, comme la première fois, c’est le contact avec l’autre qui l’a suscitée. Si la très grande majorité des écrivains pense que ce contact a eu lieu lorsque Napoléon Bonaparte est arrivé en Égypte à la fin du XVIIIe siècle, pour certains, il a commencé plutôt au XVIIe siècle par l’intermédiaire des chrétiens d’Orient et des contacts qu’ils entretenaient avec ceux d’Europe de l’Est et notamment lors de l’invention de l’imprimerie. Le contact avec l’Occident a fait prendre aux musulmans conscience de leur retard et ils se sont alors interrogés sur ses causes et sur celles qui ont permis à l’Occident d’avancer. Une question qui les a amenés à réaliser la place que l’Occident réservait à la liberté de penser et à l’importance qu’il donnait à la pensée rationnelle. Ils ont conclu que pour rattraper leur retard, ils devaient, eux aussi valoriser les facultés intellectuelles et en finir avec le blocage de la raison et l’image négative de la pensée. C’était l’époque de la nahda, terme arabe traduit souvent par renaissance, qu’on situe entre le XIXe siècle et la fin de la première moitié du XXe siècle. Une période de grandes réformes sociales et politiques qui a mis les musulmans devant une réalité : sans réformer l’islam, aucune réforme sociale et politique n’était possible. L’idée de la réforme de l’islam s’est imposée comme une condition nécessaire pour sortir les sociétés musulmanes de leur archaïsme et a mis les musulmans devant une réalité : pour réformer l’islam, il fallait revaloriser la pensée et permettre le travail intellectuel dans le domaine de l’islam.
Les religieux eux-mêmes n’étaient pas insensibles à cette question de retard et dans leur discours, il y avait une certaine clémence vis-à-vis de la pensée et de la raison. Parmi les noms les plus connus celui de Mohamed Abdou (1849-1905) qui a appelé à un retour à l’idjtihad, autrement dit à la reconnaissance de l’effort intellectuel dans le domaine de la religion. Abdou aurait même eu le désir de relancer le rationalisme musulman pour répondre aux questions d’une société qui était en évolution.
La défaite de la pensée créatrice et rationnelle se poursuit
Cependant, la nahda n’a pas pu libérer la pensée ni changer sa représentation dans la pensée des musulmans. Elle s’est heurtée aux conservateurs qui voyaient toute intervention de la pensée humaine dans le domaine religieux comme un danger pour l’islam. Cependant, les réformistes ont eu une grande part de responsabilité dans cet échec. Alors qu’ils ont défendu la pensée et la réflexion, tous, se sont empressés d’ajouter que la pensée devait respecter impérativement les limites que lui imposait la religion et qu’elle ne devait jamais franchir ou outrepasser. Ainsi, malgré leur discours très flatteur à l’égard de la pensée et de la raison, ils le terminaient systématiquement par des termes restrictifs, tels que « sauf », et des expressions comme « à condition que », ce qui signifie que pour eux il y avait des zones où la pensée n’était pas permise et que les limites tracées par la religion ne devaient pas être transgressées. C’est la preuve qu’ils ne se sont pas libérés de l’ancienne théologie, ses théories et ses concepts, tous mis en place pour bloquer la pensée et la dévaloriser.
Une des choses qui attire l’attention quand on s’intéresse à cette question épistémologique, c’est le fait que ceux qui ont voulu revaloriser la pensée et la raison ont presque tous affirmé que l’islam honorait la raison, qu’il était naturellement une religion de rationalité et que, sur la question de la raison, les musulmans n’avaient rien à envier à l’Occident alors qu’ils mettaient en même temps en garde contre elle. Cette double position n’est pas une erreur de cohérence. En réalité, il s’agit de deux sujets différents quand bien même ils utilisent le même terme de « raison ». « Lorsqu’il (le discours religieux) attaque la raison, la déprécie et la discrédite, c’est en tant que faculté rationnelle qui distingue le juste du faux qu’il le fait. En revanche, lorsqu’il l’honore et la glorifie, c’est la raison au sens moral qui signifie sagesse et bon sens dont il parle[1] ». Les penseurs qui ont relancé au XIXe siècle le débat au sujet de la pensée et donc de l’être humain en tant qu’être penseur ne sont pas parvenus eux-mêmes à se débarrasser de l’image négative de la pensée et de la peur à l’égard de la raison.
Ils portaient en eux le lourd héritage d’une pensée décriée et représentée comme une menace pour la religion. C’était un obstacle épistémologique et psychologique qu’ils n’ont pas pu franchir.
L’incapacité de revaloriser la pensée créatrice et rationnelle, de reconnaître l’humain comme créateur de connaissance n’a pas permis aux musulmans de réformer l’islam et c’est la cause principale de l’échec de la période de la nahda. Aucune réforme de l’islam et des sociétés musulmanes n’est possible si la pensée demeure décriée et si la raison continue d’être bloquée. Évoquer la réforme de l’islam m’oblige a préciser qu’il s’agit d’une « réforme qui est orientée vers l’avenir et qui a comme objectif de concevoir une nouvelle manière de comprendre et de pratiquer l’islam », c’est-à-dire qui crée du nouveau en islam. Elle s’oppose a celle qui a comme objectif de corriger ou purifier l’islam afin qu’il retrouve son éclat d’antan. C’est une « réforme véritable » qui ne limite pas l’action de la pensée aux questions secondaires et superficielles et pour cela, il faut réhabiliter la pensée celle qui crée de nouvelles idées et qui se réfère aux lois de rationalité, ce qui n’est pas le cas pour le moment.
L’histoire de l’islam et des sociétés musulmanes est marquée par le courant conservateur. Basé au départ à Médine, première capitale de l’État islamique, il a fini par s’imposer en Irak vers le XIIe siècle et ensuite partout dans le monde musulman. Le sujet du baccalauréat algérien 2024, épreuve « sciences religieuses », a posé aux candidat la question suivante : « La pensée peut-elle aborder tous les sujets ? » Une question qui montre que l’éducation nationale algérienne transmet aux élèves que la pensée doit être soumise à des limites dans l’exercice de sa fonction, car certains sujets doivent lui être interdits.
Conclusion
Neuf siècles après, la pensée comme source de savoir ne s’est pas remise de sa défaite. Elle n’a jamais retrouvé l’âge d’or qu’elle avait connu lors des premiers siècles de l’islam, c’est-à-dire le dynamisme et la créativité qu’elle avait dans le domaine du droit, de la théologie et de l’exégèse. Aujourd’hui, les musulmans s’interdisent encore de réfléchir et de raisonner dès lors qu’il s’agit de l’islam. Ils briment leur esprit critique de crainte de remettre en question le savoir des anciens et même de sortir de la religion. Leur souci est de protéger la religion ou plutôt la version de la religion qu’ils ont héritée des anciens et du passé, ce qui fait qu’ils ne réagissent pas vis-à-vis des innombrables contradictions qui caractérisent le discours religieux, dont la plus grave sur le plan théologique est celle qui concerne le principe de l’unicité. Les musulmans affirment que seul Dieu détient la vérité absolue et que personne ne partage avec lui ses attributs dont sa perfection et, en même temps, ils considèrent que les religieux détiennent la vérité absolue et que les critiquer revient à critiquer Dieu lui-même. Ils affirment également que le Coran est la parole de Dieu et que ce qui est dicté par le Coran doit impérativement s’appliquer, alors qu’ils n’appliquent pas toutes les recommandations coraniques. Le discours religieux regorge de ce genre de contradictions qui sont la conséquence d’une pensée qui ne ressent pas de gêne devant les erreurs de raisonnements. Cela a permis au littéralisme et au salafisme, sources du fanatisme, de se renforcer et de s’installer confortablement dans les esprits. Le fondamentalisme commence là où la pensée refuse d’exercer sa fonction : la réflexion. Il se nourrit de l’absence de réflexion et d’esprit critique. Il caractérise les sociétés musulmanes en ce début du XXIe siècle. La défaite de la pensée constitue le réel problème que rencontrent l’islam et les musulmans depuis le XIIe siècle, et cela dans tous les domaines et non seulement en religion.
Razika Adnani