L’histoire des Banou Hilal, entre mythe et réalité
« Pour justifier la prétendue pureté du « sang arabe » des Maghrébins arabophones, l’histoire des Banou Hilal est constamment mise en avant dans tout le Maghreb. Mais qui sont ces Banou Hilal ? Quand et pourquoi sont-ils venus au Maghreb ? Quel est le degré d’authenticité de leur histoire ? D’après les historiens, les Banou Hilal sont des nomades arabes issus de la tribu des Banou Hilal et de celle des Banou Soulym qui auraient migré au Maghreb au XIe siècle. Ils y seraient arrivés avec hommes, femmes et enfants. Ce détail constamment souligné est important, car il justifie la théorie de la séparation entre Arabes et Berbères. Si les Arabes sont venus avec leur famille, ils n’avaient pas besoin de se mêler aux autochtones. Les cartes de l’Algérie des XIe et XIIIe siècle placent les tribus berbères géographiquement d’un côté et les tribus arabes de l’autre, présentant ainsi une Algérie parfaitement partagée.
Concernant le nombre de ces Arabes, même s’il est très difficile de donner un chiffre exact, les historiens maghrébins prétendent qu’ils seraient venus très nombreux. Pour arriver à cette conclusion, ils s’en remettent à Ibn Khaldûn qui rapporte dans son célèbre livre Histoire des Berbères l’arrivée en nombre des Arabes. Il y raconte la rapidité avec laquelle ceux-ci ont conquis le grand Maghreb, chassé les Berbères. Ce qui conforterait l’idée que les Berbères seraient aujourd’hui une minorité vivant dans les montagnes.
L’historien algérien, Mahfoud Kaddache, lui, est allé jusqu’à estimer le nombre de ces Arabes nomades entre cinq cent mille et un million. Il en déduit donc que ces deux tribus ne pouvaient être que de « grandes tribus arabes »39. Mais de quelle grandeur parle-t-on ? Une tribu peut certainement être grande par son nombre, mais elle peut l’être aussi par ses qualités, son courage, ses vertus… Pour comprendre la situation, il faut revenir aux circonstances de leur venue au XIe siècle alors que l’islam était déjà bien implanté. L’argument de la religion valable au VIIe siècle ne l’était donc plus au XIe siècle.
Les historiens expliquent cette invasion par des raisons purement politiques qui auraient conduit les Fatimides à envoyer ces tribus arabes vers le Maghreb. Selon ces mêmes historiens, Ibn Khaldûn, Mahfoud Kaddache…, ces Arabes auraient été chassés de l’Arabie vers la seconde moitié du Xe siècle à cause des troubles qu’ils y provoquaient. Ibn Khaldûn écrit : « La présence de ces nomades dut nuire à la prospérité de cette région, il (le prince fatimide) prit le parti de les y établir, en les installant sur le bord oriental du Nil »40, mais au XIe siècle, les Fatimides les ont repoussés, après un séjour en Égypte entre la Mer rouge et le Nil, encore plus loin vers le Maghreb où ils se sont installés, occupant un très large territoire.
Cette historisation, très répandue par les historiens maghrébins et arabes, peine à tenir sur le plan logique. Chasser quelqu’un, c’est lui faire subir une grande humiliation. On se demande alors comment les Fatimides auraient pu chasser et humilier une population aussi nombreuse. Comment chasser de « grandes tribus », les déplacer et disposer de leur sort en décidant du lieu où les établir ?
Un autre élément nous conduit à douter d’une arrivée massive des Banou Hilal : l’Arabie est une terre désertique où la densité démographique est naturellement faible en raison notamment des conditions climatiques. Ainsi, au XIe siècle, chasser un nombre aussi important de personnes aurait signifié chasser pratiquement toute la population de la péninsule arabique. Par ailleurs, un tel évènement n’aurait pu se produire sans provoquer un gigantesque séisme social et politique dans la région. Or aucun document historique n’évoque un tel bouleversement démographique et politique.
Si ces Arabes ont séjourné en Égypte, ils ne pouvaient procréer au-delà de ce que la nature permet. Rappelons dans le même temps le taux élevé de la mortalité infantileau XIe siècle. Ibn Khaldûn le dit lui-même : « Un esprit clair et un bon sens bien droit doivent distinguer, naturellement, entre le possible et l’impossible ». La deuxième raison qui fait douter de cette évaluation exagérée du nombre de ces Arabes est leur mode de vie fondé sur le nomadisme, mode de vie qui consiste à sedéplacer d’un endroit à un autre. Il est évidemment très difficile à une tribu de cinq cent mille ou un million de personnes de « parcourir avec leurs troupeaux les déserts du Hijaz »41. Le nomadisme exige par nécessité de petits groupes de personnes.
Ibn Khaldûn raconte comment ces Arabes nomades s sont emparés rapidement d’une grande partie des pays du Maghreb, en multipliant les victoires et en poussant les Berbères à fuir. Le nombre était évidemment un élément important à une époque où la guerre se faisait au corps à corps ; il fallait justifier comment un groupe de personnes avait fait ce que plusieurs armées, bien entraînées, parties successivement à la conquête du Maghreb pour soumettre les Berbères n’avaient pas pu accomplir. Ibn Khaldûn, en racontant l’histoire des Banou Hilal, s’est lui-même mis en difficulté, en vantant le courage des uns et en justifiant l’invasion des autres. Dans ce cas, n’aurait-il pas exagéré plus que de raison le nombre des Banou Hilal pour sortir de cette difficulté ?
À supposer que ces nomades aient réellement été de « grandes tribus arabes » comme le prétend Mahfoud Kaddache, la question est de savoir pourquoi ils n’ont pas pris le pouvoir en Égypte ? Pourquoi se sont-ils contentés de créer des problèmes aux Fatimides au lieu de prendre les rênes de l’État ? Selon les historiens, ces tribus arabes s’adonnaient au banditisme, volaient les pèlerins et attaquaient les voyageurs ; c’est ce qui aurait poussé les Fatimides à les chasser. Ce qualificatif de « grand » de la part de Mahfoud Kaddache est alors étonnant. Personne ne contestera qu’il est très difficile, dans ces conditions, de parler d’une quelconque grandeur. Si nous n’avons aucun élément historique qui permette de nier formellement que ces tribus ont été chassées et qu’elles sont réellement venues au Maghreb, il est cependant difficile d’envisager que leur nombre ait dépassé quelques centaines de personnes. Comme le précise Gabriel Camps, ces Arabes n’étaient sans doute pas plus nombreux que les Vandales[1].
On se demande alors comment ces nomades auraient pu absorber le peuple berbère dans sa presque totalité alors que, comme le soulignent aussi bien Gabriel Camps que bien avant lui Ibn Badis, les occupants précédents n’y étaient pas parvenus.
Conscient de la faiblesse de l’historisation de cet évènement hilalien, Ibn Khaldûn s’est appuyé sur une théorie qu’il a développée, et selon laquelle des tribus à demi-sauvages (expression d’Ibn Khaldûn) seraient davantage capables de réaliser des conquêtes que des peuples civilisés, sédentarisés et vivant dans le luxe. Selon lui, la rudesse de leur vie leur donnait un courage que les citadins n’avaient pas. Cependant, cette théorie ne suffit pas à élucider les mystères et les lacunes qui entourent l’histoire des Banou Hilal. D’une part, les Fatimides étaient eux-mêmes sédentarisés, donc « noyés » dans le luxe. Ce n’est pas pour autant que les Banou Hilal leur ont pris le pouvoir. D’autre part, les Berbères sédentarisés n’ont jamais rendu les armes. Les luttes permanentes pour le pouvoir les obligeaient à une vigilance continue et extrême. Enfin, il faut rappeler que les Berbères n’étaient pas tous sédentarisés. Il y avait parmi eux des nomades et des campagnards.
Si ce raisonnement nous amène à conclure que les Arabes venus au Maghreb n’étaient pas nombreux, cela confirme l’idée que les Algériens, comme le reste des Maghrébins qui parlent arabe aujourd’hui, ne sont que des Berbères arabisés. Aussi, parler « des Arabes d’Algérie », comme aiment à le dire certains, au seul motif qu’une partie de la population parle la langue arabe, est une manière très réductrice de décrire la réalité.
Même si des Arabes sont venus au Maghreb, ils se sont vite intégrés et il est très difficile de parler aujourd’hui d’une population d’origine uniquement arabe. Au même titre, il serait très difficile voire impossible de parler de population d’origine uniquement romaine ou vandale.
Réduire donc les Berbères à des minorités (5 % en Libye et en Tunisie, 20 % en Algérie et 50 % au Maroc) habitant les montagnes et le désert est une absurdité historique et une aberration dues à une indistinction entre langue arabe et « arabité ». La langue est un moyen de communication et non une preuve d’appartenance, sinon nombre d’Algériens seraient aujourd’hui Français et les Argentins Espagnols… L’arabisation des Berbères, déjà faite avant l’arrivée au XIe siècle de ces nomades, en est la preuve. En adoptant la religion musulmane, ils ont simplement adopté la langue arabe. Quelle raison les aurait alors poussés à quitter leur terre et à fuir, comme le racontent les historiens maghrébins et arabes. Même si certains l’ont sûrement fait, car devant les mêmes évènements, nul ne réagit de la même façon.
Autant d’éléments géographiques et historiques nous permettent de conclure aisément que le Maghreb (mot d’origine arabe qui signifie Occident) n’est pas un grand pays arabe auquel de petites contrées berbères auraient été annexées. C’est un grand pays berbère dans lequel quelques Arabes se sont intégrés. Ce qui nous amène à la conclusion que ce sont les Berbères qui négligent leur propre histoire, renient leurs propres origines et s’infligent à eux-mêmes cette injustice historique. Ce constat nous place devant une autre problématique plus significative et plus complexe : quelles sont les causes de cette image négative que le peuple berbère a de lui-même ? La réponse de Frantz
Fanon est certainement la plus intéressante. Selon lui, le colonialisme crée le « complexe d’infériorité du colonisé ». Cependant, il ne désigne par son concept que le colonialisme européen. Ce dernier fait, certes, partie intégrante de l’histoire des pays concernés, mais il ne représente pas à lui seul toute leur histoire. De ce fait, le travail de Frantz Fanon demeure incomplet. Si l’Histoire nous aide à comprendre réellement le comportement d’un peuple, il est alors important de pousser les investigations plus loin dans le passé. »
Extrait de l’ouvrage de Razika Adnani, La nécessaire réconciliation, édition UPblisher ( deuxième édition 2017)
[1] 42. Gabriel Camps , Les Berbères, mémoires et identités, Alger, Barzakh, 2011
Razika Adnani- Conférence : “Les Banou Hilal entre mythe et réalité” قصة بنوا هلال بين الحقيقة و الخيال