Razika Adnani « Algérie mon amour » : les raisons d’une polémique
Razika Adnani (1) est philosophe et spécialiste des questions liées à l’islam. Membre du conseil d’orientation de la Fondation de l’Islam de France et présidente fondatrice des Journées internationales de philosophie d’Alger, elle relève la difficulté de l’opinion algérienne à réclamer des libertés d’ordre social et individuel, notamment l’égalité homme-femme. La Croix
Le film documentaire « Algérie mon amour » de Mustapha Kessous diffusé sur France 5 le mardi 26 mai a suscité une très grande polémique en Algérie. Les commentaires sur les réseaux sociaux que la presse a relayés étaient très hostiles. On a accusé le film d’avoir dénaturé le mouvement populaire algérien, de ne pas avoir représenté l’Algérie et son réalisateur d’être au service de la France.
Le film aborde la question de l’Algérie sous deux aspects principaux : le premier concerne le problème du pouvoir et de l’exercice de la fonction politique depuis l’indépendance et les causes qui ont poussé le peuple à sortir le 22 février 2019 dans toutes les rues des villes et villages algériens. Le second concerne la société et les aspirations du peuple pour la liberté et le changement. Deux aspects qui sont indissociables dans la lutte pour la réalisation de la nouvelle Algérie.
Je ne crois pas que les réactions négatives en Algérie concernent le premier aspect. Même si le documentaire n’a pas pu montrer les 12 mois de révolution, n’a pas abordé toutes les questions, n’a pas donné la parole à tout le monde, il n’a pas dénaturé le mouvement populaire. Tout simplement, il ne pouvait pas aborder toutes les questions et il a fait un choix, le sien, celui de parler aussi de la société et c’est cet aspect qui a provoqué la colère des Algériens. La raison en est qu’il soulève des questions très sensibles : le manque de liberté dans la société algérienne, le code de la famille, le problème de la place des femmes dans la société et surtout celui de la sexualité.
En Algérie, ces problèmes sont connus. Les jeunes ne les ont pas inventés, mais on n’aime pas les poser ouvertement dans un débat national et surtout pas en famille alors que beaucoup ont regardé le film en famille. Le choc a été assurément très grand notamment concernant la question de la sexualité.
Celle-ci est au fond de tous les problèmes de la société algérienne. Celui de la violence, du pouvoir, des jeunes qui partent, des femmes qui ont du mal à sortir dans la rue, du divorce, du manque de concentration dans le travail, des agressions contre les enfants et la liste peut être longue. Cependant, et bien qu’il suffise de faire quelques pas dehors pour se rendre compte de l’ampleur de la frustration sexuelle, aborder la sexualité comme un phénomène social et psychologique demeure tabou.
Beaucoup se sont précipités à affirmer qu’ils ne sont pas concernés par le problème. Comme s’ils avaient, y compris sur une toile virtuelle, peur du jugement de l’autre et qu’ils devaient prouver qu’eux ne sont pas concernés par ce qu’Anis revendique dans le film.
Le code de la famille est un autre sujet qui n’a pas été, comme d’habitude, apprécié par les Algériens. Les hommes ont toujours considéré, pour ne rien changer, les revendications des femmes comme une question qui n’est pas prioritaire. Quant aux conservateurs, revendiquer l’égalité femme-homme est tout simplement blasphématoire. En avril 2019, lorsque certaines femmes avaient osé aborder le sujet, elles avaient été agressées et certains les avaient même accusées de vouloir entraver leur révolution en marche.
Ceux qui ont dit au sujet du film : « il a dénaturé notre mouvement car nous, on se bat pour des sujets plus importants : la liberté, la dignité et la démocratie », répètent finalement la même justification.
Le film a montré la soif des Algériens pour la liberté. Non seulement la liberté politique, mais aussi celle de la société et de l’individu alors que dans la conscience et la culture des Algériens, très marqués par les traditions et la religion, la liberté demeure synonyme de désobéissance, de débauche et d’incroyance. Les musulmans n’ont donc jamais posé sérieusement la question de la liberté sur le plan philosophique, ni social, ni politique.
Si aujourd’hui, les Algériens revendiquent la liberté politique – celle qui leur permet d’exercer le pouvoir -, ils ne veulent pas entendre parler de liberté individuelle et sociale. Alors que la liberté politique dans son sens réel ne peut exister sans la liberté sociale et individuelle.
Finalement, l’Algérie n’a pas beaucoup changé depuis 1962. Ceux qui ont fait la guerre ne connaissaient pas pour la liberté un autre sens que celui de la libération du colonialisme. Voilà pourquoi, une fois débarrassés du colonialisme, aucune revendication de la liberté n’était acceptée ni par le peuple ni par l’État. Ne connaissant aucune autre liberté, ceux qui ont pris le pouvoir n’avaient rien à offrir au peuple que l’oppression et la dictature.
Les réactions négatives que le film a suscitées traduisent donc le comportement d’un peuple pour qui aucune autre revendication en dehors de celle qui consiste à changer de régime politique n’est admise. Les Algériens veulent changer la politique, mais pas la société. Or, un peuple qui ne peut pas faire sa révolution sociale et culturelle ne peut pas faire sa révolution politique.
Razika Adnani