Razika Adnani “Blocage de la raison et fondamentalisme d’hier et d’aujourd’hui” Collège des Bernardins



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Si le fondamentalisme se nourrit aujourd’hui du blocage de la raison, il en était la cause hier. Les racines du fondamentalisme sont profondes ; il ne s’explique pas par les seuls éléments socio-politiques d’aujourd’hui. 

A la mort du prophète, en 632, les musulmans, face à de nouvelles questions qui ont surgi et auxquelles les textes ne répondaient pas, étaient contraints de réfléchir par eux-mêmes aux réponses alors qu’ils avaient fait leurs adieux au prophète avec l’ultime conviction qu’ils avaient hérité d’un livre dans lequel ils trouveraient les réponses à toutes leurs questions.

Ils étaient convaincus que la source de leur connaissance était la révélation, et elle seule. Ils se sont alors trouvés confrontés à une grande question d’ordre épistémologique : la pensée humaine pouvait-elle être source de connaissance ? La société musulmane pouvait-elle être organisée selon des lois et des règles qui ne seraient plus divines, mais humaines ? Cette même question épistémologique s’est également imposée lorsqu’ils ont réalisé que les textes nécessitaient une interprétation; or toute interprétation est un travail de la pensée.

La confrontation des penseurs

Cette question épistémologique a divisé les penseurs musulmans lorsque Abou Hanifa (702/767, fondateur de l’école hanafite, en Irak, a déclaré que le juriste avait le droit d’utiliser sa propre pensée dans le domaine de la jurisprudence. Par cette déclaration, il revendiquait la pensée comme seconde source de connaissance.

La position d’Abou Hanifa a fait réagir Malek Ibn Anès (708/796, fondateur de l’école malikite qui vivait à Médine. Pour Malek, le juriste ne doit pas se référer à son opinion, mais aux textes : le coran tout d’abord, la sunna ensuite. S’il n’y trouve pas de réponse, il doit se tourner vers l’opinion des compagnons du prophète et sinon rechercher la solution dans les traditions des gens de Médine, qui sont une imitation fidèle de la tradition du prophète. Si et seulement si toutes ces sources ont été consultées et ne fournissent pas de réponse que le juriste peut donner son opinion en favorisant l’intérêt général selon lui.

Ainsi, Malek restreint-il le rôle de la pensée au maximum ; elle n’intervient qu’en dernier recours et fait de Médine le modèle de société, celui du prophète, que les musulmans doivent suivre. Il jette ainsi les bases du conservatisme. La confrontation entre Abou Hanifa et Malek a transformé la question de la pensée en une problématique qui influencera désormais toutes les autres questions. Elle devient la problématique fondamentale de la pensée musulmane.

À l’intérieur ou hors du temps ?

Sur le plan théologique, certains affirment que Dieu a créé le Coran après avoir créé le temps. Ses textes s’inscrivent donc à l’intérieur du temps. Leur objectif était de démontrer que ses recommandations étaient soumises aux époques et aux lieux et que les musulmans avaient besoin de la force de leur intellect pour concevoir d’autres lois, dans l’esprit de l’islam, et assurer ainsi la bonne gestion de leur société.

D’autres, en revanche, affirment que le coran est un des attributs de Dieu. Il est donc indissociable de son existence. De ce fait, il s’inscrit en dehors du temps ; ses règles et ses recommandations ne peuvent être influencées ni par le temps ni par les lieux. Dans ce cas, les musulmans n’ont aucun besoin d’utiliser leur pensée pour concevoir d’autres règles, d’autres savoirs concernant leur vie religieuse ou sociale et cela quelle que soit l’époque à laquelle ils appartiennent.

Interprétation ou lecture rigoureuse ?

Dans le domaine de l’interprétation des textes, certains considèrent que la pensée ne doit pas s’immiscer dans leur sens afin de préserver leur pureté. Pour cela, il faut que le rôle du commentateur se limite à prendre ce sens tel qu’il apparaît dans les mots et à le transférer dans le commentaire. Cette méthode permet, selon ses adeptes, de saisir le vrai sens des textes et d’appliquer la vraie volonté  divine.

D’autres, comme les Moutazilites, revendiquent davantage de participation de la pensée dans le domaine de l’interprétation des textes afin d’éviter les interprétations superficielles. Cependant, ces derniers rajoutent un élément nouveau : ils exigent de la pensée qu’elle soit rationnelle. Pour eux, les critères de vérité résident dans les lois de la rationalité. En revanche, les littéralistes considèrent que seul le sens apparent des textes représente les critères de vérité.

L’apparition des Mutazilites sur la scène intellectuelle, vers le VIIIe siècle, a transformé un débat relatif à la pensée en un débat relatif à la raison, autrement dit à la manière de penser. Les opposants de la raison considèrent que se fier aux règles de la rationalité est plus dangereux encore pour la religion que la pensée elle-même.

La vision des salafistes

A partir de la fin du IXe siècle, la balance commence à pencher vers les littéralistes qui décident de mettre fin à toute activité de la pensée en déclarant que les salafs (les anciens) ont fait le nécessaire dans le domaine du savoir. Il n’y a donc plus rien à faire d’autre. Pour les salafistes, la vérité réside donc dans le passé. Quand le XIIe siècle arrive, les littéralistes salafistes, c’est-à-dire les fondamentalistes, signent leur victoire.

À partir de ce moment, la pensée musulmane se fonde sur deux principes: toute innovation est un égarement et la religion est une question de cœur et non de raison. Au XIIe, la pensée est désormais prise en otage par le passé et la raison par une interprétation littérale du texte. À force d’être ainsi entravée, la raison s’est mise peu à peu en retrait et a fini par ne plus réagir aux incohérences ; elle est bloquée.  Depuis, toutes les tentatives de la relancer ont échoué.

Blocage et contradictions

C’est ce « blocage » de la pensée rationnelle qui permet, aujourd’hui, d’affirmer une idée et son contraire en même temps. C’est elle qui permet par exemple d’affirmer que l’islam est une religion de justice et d’égalité et qui autorise, dans le même temps, à réitérer, au nom de l’islam, les principes de discrimination envers les non-musulmans et les femmes.

C’est ce « blocage » qui permet d’affirmer que seul Dieu est parfait et que lui seul détient la vérité absolue et qui, en même temps, n’autorise aucune critique envers le savoir des anciens, comme s’ils étaient, à l’image de Dieu, capables d’atteindre la perfection, comme s’ils détenaient, à l’image de Dieu, le savoir absolu. N’est-ce pas là une contradiction ? Dans une pensée rationnelle, le fondamentalisme ne pourrait résister. Il repose sur des idées trop contradictoires ; certaines allant à l’encontre des principes de la foi elle-même.

Razika Adnani

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