Razika Adnani – Colloque : “Réformer le droit successoral en Tunisie”



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Lundi 17 décembre, Razika Adnani sera à la maison du Barreau, auditorium Louis-Edmond Pettiti, 2 rue de Harlay, 75001 Paris pour participer au colloque :
Réformer le droit successoral en Tunisie: quelles perspectives pour l’égalité hommes- femmes dans la région euro- méditerranéenne ?
Son intervention portera sur : L’égalité dans le partage successoral face à la rigidité du discours religieux
Le colloque est organisé par l’Association des avocats Franco-Tunisiens 

L’égalité dans le partage successoral face à la rigidité du discours religieux

L’égalité en matière d’héritage entre les hommes et les femmes doit être une question de principe. Autrement dit une règle indiscutable. Toute inégalité pour des considérations de sexe est une discrimination qui ne doit ni exister ni être tolérée.  

Pourtant, soulever la question des inégalités successorales entre les hommes et les femmes dans les sociétés musulmanes suscite toujours des réactions. Les conservateurs brandissent l’argument de la religion pour s’opposer à toute volonté de mettre fin au partage inégal de la succession. 

Dans les sociétés musulmanes, où les conservateurs profitent du besoin des individus d’être rassurés au sujet de la religion pour les influencer et assoir leur vision de la société, tenir un discours centré sur les droits de l’humain et le principe de l’égalité est indispensable et important, mais s’avère insuffisant. L’analyse du discours religieux et de ses arguments afin de montrer ses failles et ses contradictions s’avère alors indispensable. 

Le premier argument que les conservateurs avancent dans leur rejet de l’égalité en matière d’héritage est d’ordre religieux. Ils affirment que la loi sur le partage de l’héritage est inscrite dans les textes explicites. Il s’agit donc, selon eux, d’une règle coranique qui ne peut être ni abolie ni amendée. Le faire, c’est aller à l’encontre de la volonté de Dieu.   Pour Youssef al-Qaradaoui, abroger la loi sur les inégalités successorales signifie « annuler la charia de Dieu et en trouver une autre pour la remplacer. C’est-à-dire donner à l’être humain le droit de corriger Dieu et critiquer ses règles : il garderait ce qui lui plaît et annulerait, comme il le veut, ce qui ne lui plaît pas ».  

Le second argument est en réalité une justification du premier. Un désir de la part des conservateurs de présenter les inégalités successorales comme un partage réaliste et rationnel. Ainsi, ils assurent qu’il répond parfaitement au rôle social de chacun des deux sexes.  Ils expliquent que la société n’exige de la femme aucune responsabilité financière ni envers ses parents, ni envers ses enfants, ni même envers elle-même, si elle dispose de biens elle a le droit de les utiliser pour satisfaire ses besoins personnels. En revanche, cette responsabilité incombe tout entière à l’homme. Il est donc normal que celui-ci ait besoin de davantage de moyens financiers que la femme pour accomplir son devoir social. Ils insistent sur le fait que si la femme n’obtient que la moitié de la part qui revient à l’homme dans les biens de la famille cela n’est en rien une discrimination ni une injustice à son égard ; la justice ne consiste pas à donner systématiquement des parts égales à tous, mais à donner à chacun selon ses besoins et ses efforts.  

Ce discours, qui peut paraître très convaincant, comporte pourtant plusieurs erreurs.  Tous les musulmans savent, même s’ils l’oublient parfois, que l’abrogation est une pratique qui n’est pas étrangère à l’islam. Elle a été pratiquée dès le début de son histoire.  

L’exemple le plus connu de cette abrogation est celui qui concerne le châtiment de la main coupée inscrit dans le verset 38 de la sourate 5, La Table Servie, qui porte tous les critères d’un verset explicite tels qu’ils sont précisés par les docteurs de l’islam. Or, aujourd’hui, hormis l’Arabie Saoudite, cette règle n’est applicable dans aucun pays musulman. Les musulmans racontent que c’est le deuxième calife, Omar, donc un compagnon du prophète, qui a annulé cette règle. Ils expliquent sa décision par le fait que, pour lui, les lois ne se justifiaient qu‘en considération des circonstances sociales ; si ces circonstances changeaient, les lois devaient suivre.   Les historiens ajoutent que le même calife a supprimé la part de l’aumône destinée aux non-musulmans et instaurée dans la sourate 9, Le Repentir, verset 60. « Pour les exégètes et les historiens de l’islam, qui interprètent les versets selon le contexte de leur révélation, cette part se justifiait par la nécessité d’éviter d’avoir les non musulmans, vivant au sein de la société musulmane, pour ennemis. Quand la situation sociale et militaire des musulmans s’est stabilisée et que l’appui des non-musulmans n’a plus été nécessaire, Omar a jugé que cette aumône n’avait plus de raison d’être ; il a donc abrogé cette loi, pourtant coranique ». Razika Adnani, islam : quel problème ? Les défis de la réforme, UPblisher, p. 18.   

Pour certains, les musulmans ne peuvent abroger que ce que les premiers musulmans ont abrogé et ils ne l’ont pas fait pour la règle concernant l’héritage. Cet argument ne tient pas non plus, car l’esclavage et les règles qui le codifient n’ont été abolis par les premiers musulmans qu’à l’époque contemporaine. Bien qu’il soit évoqué dans des textes coraniques et réglementé par la jurisprudence des anciens, aucun système juridique dans les pays musulmans ne reconnaît aujourd’hui cette pratique même si elle continue d’exister dans certains milieux.  Les docteurs de la religion ne se sont pas contentés de juger caduc l’esclavage.  Ils ont également pris le soin d’expliquer la nécessité de son abolition. Ainsi Mohamed Qutb écrit dans son livre Suspicions au sujet de l’islam : « … il faut comprendre les réalités sociales, psychologiques et politiques qui ont entouré le sujet des esclaves et qui ont fait que l’islam a posé les principes qui permettent l’abolition des esclaves puis a laissé ces principes faire leur travail à travers le temps ». 

Les musulmans ont entouré l’abrogation de principes qui lui attribuent sa légitimité. Celui de l’abrogé nassikh et de l’abrogeant manssoukh est certainement des plus importants. C’est lui qui leur a permis de légitimer l’annulation des recommandations des versets qui autorisent la consommation du vin. Ainsi, ils ont pu sortir de la difficulté résultant du fait que certains versets autorisent la consommation du vin et d’autres l’interdisent.  Ils expliquent cela par le fait que l’islam, pour ne pas brusquer les habitudes des premiers musulmans, a préféré procéder progressivement à l’interdiction du vin. Les jurisconsultes musulmans ont souvent recouru à ce principe de progressivité pour procéder à l’annulation de certaines règles comme on le constate dans le discours Mohamed Qutb concernant l’esclavage.  Ainsi, être évoquée dans le Coran n’est pas une condition nécessaire pour qu’une règle soit obligatoirement appliquée.  Les recommandations du Coran ne sont donc pas toutes pratiquées. Consciemment ou inconsciemment, les musulmans pratiquent certaines règles et en annulent d’autres.  

Ce petit rappel est important pour montrer que l’argument des opposants à l’annulation de la règle discriminatoire en matière d’héritage, au prétexte qu’elle est évoquée dans les textes coraniques n’est pas convaincant étant donné que d’autres lois, elles aussi évoquées dans les textes ont été abolies, ce que les musulmans acceptent parfaitement.  On se demande alors pourquoi ne pas utiliser le principe de l’abrogeant et de l’abrogé pour annuler le partage inégal de la succession et d’autres lois qui étaient peut-être adaptées à la culture des premiers siècles de l’islam, mais qui posent problème aujourd’hui. 

Certains pourraient rétorquer qu’un verset n’est abrogé que par un autre verset. Dans ce cas, les versets qui évoquent la justice pourraient parfaitement accomplir ce rôle permettant ainsi aux musulmans d’aller vers une égalité en matière d’héritage entre les hommes et les femmes à condition de comprendre le principe de la justice dans le sens qu’on lui connaît dans les temps modernes. 

Si le Coran n’a pas aboli l’esclavage pour ne pas brusquer les habitudes culturelles et psychologiques des premiers musulmans comme le dit si bien Mohamed Qutb, pourquoi ne pas utiliser les mêmes conditions pour expliquer la polygamie, les inégalités successorales et bien d’autres lois ? Il est tout à fait possible de considérer que le Coran n’a accordé à la femme qu’une demi-part de celle qui revient à l’homme afin de ne pas brusquer les habitudes sociales des premiers musulmans et a laissé le temps faire le reste, autrement dit aller vers l’égalité dans le partage pour reprendre exactement l’idée de Mohamed Qutb. 

Pourquoi les musulmans soulignent-ils le lien entre la révélation et les réalités sociales et culturelles des premiers musulmans lorsqu’il s’agit de l’esclavage par exemple et le nient-ils totalement lorsqu’il s’agit des règles concernant la femme ?  Le Coran n’est-il pas un seul livre ? Il ne peut donc pas avoir une philosophie pour certaines règles et une autre philosophie pour d’autres.  

Quant à l’idée selon laquelle la femme n’est pas financièrement responsable réitérée pour justifier   les inégalités successorales, elle va à l’encontre de la réalité « Plusieurs contradictions sont à souligner dans ce discours. Cette justification va à l’encontre de la réalité économique et sociale de la majorité des sociétés musulmanes aujourd’hui, où la femme assume une véritable responsabilité financière. Non seulement elle participe à l’économie du foyer, mais elle en est parfois le chef de famille et son seul soutien financier, notamment en cas de veuvage ou de divorce, phénomène croissant dont les familles musulmanes ne sont pas protégées. Dans ce nouveau contexte socio-économique, l’image d’une mère qui ne dépenserait son argent que pour satisfaire ses besoins personnels relève désormais de l’imaginaire. Il est difficile d’imaginer une mère gardant son argent pour elle quand ses enfants sont dans le besoin.» Razika Adnani, islam : quel problème ? Les défis de la réforme, UPblisher, p. 121 et 122.   

Rappelons que les musulmans citent beaucoup, notamment lors des cérémonies de mariage, un hadith du prophète dans lequel il aurait dit : « On épouse une femme pour quatre raisons : pour son argent, pour sa classe sociale, pour sa beauté et pour sa religion ; choisis plutôt celle qui est pieuse ».  D’après ce hadith, le Prophète explique que les biens de la femme et sa richesse sont des considérations importantes dans le choix de celle qu’on épouse. Cela conduit à poser la question suivante : « si la femme ne contribue pas par ses biens à la prise en charge de sa famille, quel intérêt l’homme a-t-il à choisir une femme riche ? Pourquoi épouser une femme riche si elle ne contribue pas par ses biens à la prise en charge de sa famille ?  Épouser une femme riche ou pauvre serait pareil si la femme gardait ses biens uniquement pour elle seule et la famille n’en bénéficiait pas. » Razika Adnani, Le blocage de la raison dans la pensée musulmane (en arabe), Afrique Orient, p. 112. Le Prophète lui-même dépendait, lorsqu’il était l’époux de Khadîdja, de l’argent de celle-ci qu’elle dépensait pour lui et pour leur famille. 

Cette analyse a comme objectif de montrer que les musulmans disposent de suffisamment d’éléments liés à l’histoire de l’islam et sa jurisprudence leur permettant, s’ils le souhaitent, d’abolir les inégalités successorales afin de mettre fin aux discriminations à l’égard des femmes et permettre un partage plus équitable de la richesse entre les hommes et les femmes. L’argument de la religion à lui seul n’explique donc pas le conservatisme rigide que certains expriment dès lors qu’il s’agit des règles relatives à la femme.  Les hommes ont toujours eu le monopole de la parole notamment dans le domaine de la religion et ils l’ont bien utilisée pour perpétuer leur domination sur les femmes, et certains ne veulent pas y renoncer. Si certaines femmes les soutiennent, c’est que le dominé se rallie parfois au dominant, souvent pour obtenir quelques privilèges personnels, et renforce ainsi sa propre domination. Razika Adnani

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