Razika Adnani : «Pour se réformer, l’islam doit se libérer de l’emprise des salafistes !» Le FigaroVox – Entretien



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FIGAROVOX/ENTRETIEN – Selon l’islamologue, la réforme de l’islam est à la fois nécessaire et possible. Contrairement à d’autres, elle affirme que les musulmans peuvent évoluer dans leur rapport aux textes sacrés et les interpréter, pour échapper à une lecture «salafiste» du Coran.

Entretien de Razika Adnani accordé au journal Le FigaroVox
Par Paul Sugy.

FIGAROVOX.- Selon vous, la question de la définition de l’islam a toujours été problématique. Vous opposez l’islam des juristes à l’islam des soufis: sur quoi se cristallise cette opposition?

Razika ADNANI.- La définition de l’islam est, pour moi, l’une des questions les plus importantes de la pensée musulmane, vu l’influence qu’elle a sur la manière des musulmans de concevoir leur religion.

L’islam des juristes désigne une conception de la religion musulmane où l’organisation de la société est une partie intégrante de celle-ci. Elle est revendiquée par les juristes sunnites et chiites, et également par tous les conservateurs et tous les littéralistes. Selon eux, être musulman consiste à avoir la foi et à se soumettre aux règles de l’organisation sociale de l’islam.

L’islam des soufis est fondé sur l’idée que l’islam est une religion, c’est-à-dire un lien spirituel avec Dieu et non une organisation sociale ; si la foi a besoin de pratique pour s’exprimer, la première pratique religieuse reste la méditation.

Cependant, cette distinction entre ces deux conceptions de l’islam n’exclut pas l’existence de liens qui les rapprochent.

Vers le XIIIe siècle, et après de longues discussions et controverses, les soufis et les juristes ont fini par trouver un terrain d’entente: les soufis ont cessé de raconter aux musulmans que l’organisation sociale n’était pas importante, et les juristes ont fermé les yeux sur certaines pratiques soufies qu’ils considéraient comme hérétiques. Au XXe siècle, pour se défendre contre les salafistes qui les accusaient d’abandonner la pratique de l’islam, les soufis ont également revendiqué la dimension sociale de l’islam. Un autre élément important qui rapproche les soufis et les juristes concerne la question de la pensée, et la révélation. Les soufis, tout comme les juristes, qui sont en grande majorité des littéralistes, ont pris position en faveur de la révélation au détriment de l’intelligence, des facultés intellectuelles. Ce qui explique leur terrain d’entente qui n’a pris fin qu’avec l’arrivée des wahhabites au XVIIIe siècle.

Tout au long du XXe siècle, la dimension juridique de l’islam a été rappelée par les conservateurs pour contrer l’influence de la civilisation occidentale sur les sociétés musulmanes. À force de rappeler l’importance de la dimension sociale, cette dernière a fini par avoir une nette suprématie sur la dimension spirituelle.

Aujourd’hui, la question des deux dimensions de l’islam n’est plus problématique, étant donné que pour la majorité des musulmans, sans renier forcément la dimension spirituelle, la charia est une partie intégrante de l’islam. Cependant d’autres problèmes émergent: comment être musulman et être en harmonie avec son époque? Comment être musulman et vivre en Occident ?

Question 2- Que s’est-il passé lorsqu’au XIIe siècle vous évoquez, au sein de l’islam, une «défaite de la pensée»?

Razika Adnani : La question de la pensée comme source de connaissance a été posée dès la mort du prophète Mahomet, en 632, c’est-à-dire dès que la révélation s’est terminée. Elle a été suscitée par les nouvelles questions d’ordre social et politique auxquelles les textes ne répondaient pas. Les musulmans se sont alors demandé s’ils avaient le droit d’utiliser leur propre pensée pour les résoudre, où s’ils devaient se contenter de la révélation. Cette question d’ordre épistémologique est, pour moi, fondamentale dans la pensée musulmane, car toutes les autres questions sont influencées ou liées d’une manière ou d’une autre à elle.

À la fin du XIIe siècle, et après cinq siècles de querelles intellectuelles entre ceux qui défendent l’idée d’une pensée musulmane et leurs adversaires, les musulmans ont pris position en faveur de la révélation. C’est ce que j’appelle la défaite de la pensée, car la réflexion s’est effacée au profit d’une lecture littéraliste des textes. Les penseurs du XIXe siècle, qui ont relancé le débat au sujet de la pensée et de la raison, n’ont pas réussi à réhabiliter la première ni à débloquer la seconde, et aujourd’hui une grande partie du monde musulman refuse toujours d’avoir une lecture critique du Coran, de l’réinterpréter ou de revoir le rapport aux textes.

Question 3- Il y a donc un débat entre les islamologues et les théologiens musulmans… Pourquoi votre interprétation des textes et votre souci de réforme seraient-ils plus légitimes que le conservatisme intransigeant de certains musulmans?

Razika Adnani : Je dois préciser, tout d’abord, que je suis islamologue et non exégète, même si un islamologue ne peut pas ignorer les textes ni s’empêcher d’essayer de comprendre leur sens.La réforme de l’islam ne doit pas être une exception accordée aux musulmans d’Occident.

Je ne sais pas si ma thèse est plus légitime, mais je dirais que la réforme que je défends et que je trouve indispensable aujourd’hui est celle qui tend vers l’avenir, qui a comme objectif de rénover, de changer et de construire un nouvel islam plus adapté à l’époque actuelle et aux valeurs de la modernité.

La réforme de l’islam lancée jusque-là est tournée vers le passé. Ceux qui l’ont portée n’ont pas pu se libérer de l’épistémologie salafiste, fondée sur l’idée que la vérité existe chez les salafs, les anciens, ce qui a entravé le projet de réforme de l’islam et des sociétés musulmanes ; le paradoxe le plus absurde des musulmans est de vouloir faire de l’islam une religion universelle et, en même temps, de le figer dans une époque et un lieu donnés.

La réforme dont l’islam et les musulmans ont besoin doit être audacieuse et profonde et, pour cela, elle doit abolir les barrières, les limites et les conditions imposées à la pensée par ceux qui se présentent comme réformistes, mais qui ont en réalité bloqué tout projet de réforme.

Enfin, la réforme de l’islam ne doit pas être une exception accordée aux musulmans d’Occident, mais une exigence qui concerne tous les musulmans ; elle n’est pas une réforme de l’islam d’Occident mais une réforme de l’islam tout court.

Question 4- Quelles conditions faut-il réunir pour permettre une réforme ambitieuse et efficace de l’islam?

Razika Adnani : Pour que la réforme de l’islam soit efficace, elle doit commencer nécessairement par celle de la représentation des musulmans de leur propre pensée, lui rendre sa noblesse. Depuis la victoire des écoles et des courants qui ont pris position contre l’intelligence et la réflexion, l’image négative de la pensée créatrice et rationnelle persiste dans les esprits. La question de la pensée face à la révélation est fondamentale dans la pensée musulmane. Toute la situation sociale, politique, culturelle et intellectuelle des musulmans découle de la position qu’ils ont prise par rapport à leur pensée face à la révélation, à l’humain face au divin

L’autre condition de cette réforme est la libération de l’emprise des anciens.La charia est faite pour une époque révolue, qui n’est pas la nôtre.

Il est impossible aujourd’hui de continuer à aborder la religion, et la concevoir comme les anciens l’ont fait ; la conception de l’islam et par conséquent du musulman est essentielle dans la pensée musulmane.

Pour que cette réforme soit possible, il faut que ceux qui la portent soient conscients des exigences de l’époque actuelle, de ses enjeux mais aussi de ses risques.

Enfin, il faut être convaincu que cette réforme n’est aujourd’hui plus une question de choix mais de responsabilité. Responsabilité envers les musulmans, envers les autres, envers l’islam et envers l’humanité.

Question 5 –Bien comprise et réinterprétée, pensez-vous que la charia puisse malgré tout être compatible avec la laïcité et les droits de l’homme?

Razika Adnani : La charia inscrite dans les livres de droit par les jurisconsultes des premiers siècles de l’islam ne sera jamais compatible avec la laïcité ni les droits humains, et on ne doit pas chercher à la rendre compatible. Elle a été faite pour une époque révolue, qui n’est pas la nôtre.

Concernant les règles qui sont inscrites dans les versets, beaucoup s’opposent également et totalement à ces valeurs et ces nouveaux principes. Pour ceux-là, la réinterprétation n’est pas la solution. Les musulmans doivent tout simplement les déclarer obsolètes et abroger les recommandations contenues dans ces versets.

Cependant, si les musulmans veulent construire un islam nouveau compatible avec les valeurs de la modernité, il y a dans le Coran d’autres textes qui portent en eux des valeurs de fraternité, d’humanité, de liberté.

Je peux citer par exemple le verset 105 de la sourate 5, la Table Servie: «Ô les croyants! Vous êtes responsables de vous-mêmes! Celui qui s’égare ne vous nuira point si vous, vous avez pris la bonne voie».Je trouve ce verset intéressant, car il recommande clairement à chaque musulman de s’occuper, avant tout, de ses propres affaires. Ainsi, il peut être un appui qui donne au principe des libertés individuelles une légitimité religieuse. Le verset 70 de la sourate 17, le Voyage Nocturne, est un autre exemple intéressant: «Certes, nous avons honoré les fils d’Adam.» Il peut être sans doute un appui pour aller vers d’avantage d’humanisme et d’égalité entre tous les êtres humains. Ces versets, et il y en a d’autres, sont intéressants, car les musulmans peuvent les utiliser comme appui pour construire un islam moderne, à condition qu’ils n’aillent pas chercher leur interprétation dans les livres des anciens, mais qu’ilsles lisent à l’aune des cultures actuelles.À lire aussi : «Frapper d’obsolescence certains versets du Coran? Les musulmans l’ont déjà fait!»

Question 6- Vous aviez récemment soutenu le texte de 300 signataires proposant de «frapper d’obsolescence» certains versets du Coran, en particulier ceux appelant à la haine des non-musulmans. Pourquoi les musulmans sont-ils si peu nombreux à soutenir une telle initiative?

Razika Adnani :J’ai réagi dans vos colonnes aux propos tenus par les représentants de l’islam en France à la suite de la publication de ce manifeste, affirmant qu’en islam on ne pouvait pas «frapper d’obsolescence», autrement dit déclarer des versets obsolètes ou dépassés par le temps. C’est une erreur, car les musulmans depuis les premiers siècles de l’islam ont eu recours à cette pratique pour résoudre certains problèmes juridiques qui se posaient, comme pour le verset qui recommande de couper la main du voleur et, plus tard, ceux qui concernent l’esclavage. Encore une fois, frapper d’obsolescence un verset ne signifie pas le supprimer du Livre!

Cette réaction étonnante des représentants de l’islam en France n’est certainement pas due à une méconnaissance de l’islam, de son histoire, de sa jurisprudence. C’est pour cette raison qu’il faut aller chercher du côté des facteurs psychologiques et sociopolitiques. Le fait que le manifeste soit très partiel d’une part, et que ses signataires soient, dans leur très grande majorité, des non-musulmans, n’est pas à négliger. Cela en grande partie la réaction de crispation et de rejet de la part des musulmans. Il y a aussi le fait que le manifeste pose le problème de l’antisémitisme, très sensible en France, dans les textes coraniques. Les musulmans se sont mis alors dans une situation de défense où les sentiments l’ont emporté sur le raisonnement, l’objectivité et la rigueur scientifique. Tout ceci révèle le mal-être intercommunautaire qui s’est installé en France.

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