Conférence “Crise de l’islam, le soufisme est-il une solution ?”Razika Adnani – Université Populaire de Caen-
Séminaire de Razika Adnani : “Penser l’islam”
Université Populaire de Caen
Lieu : Musée des beaux-arts de Caen, Château de Caen – 14000 CAEN
Horaire : de 14h30 à 16h30
Présentation de la conférence
Pour beaucoup de musulmans l’idée d’une crise de l’islam commence à se présenter comme une réalité. Si certains pensent que la réforme visant un islam plus adapté à l’époque actuelle est la seule issue à cette crise, d’autres sont convaincus que la solution existe déjà et qu’elle réside dans le soufisme. De nombreux pays encouragent le retour au soufisme et réhabilitent les confréries soufies et beaucoup de personnes aiment se déclarer comme étant soufies. Quelles sont les raisons d’une telle fascination pour le soufisme ? Le soufisme est-il réellement la solution qui permettra à l’islam et aux musulmans de sortir de cette crise ? Ou est-ce simplement un effet de mode ?
Résumé
Le soufisme séduit de plus en plus. Beaucoup voient en lui l’antidote contre le salafisme, le radicalisme, l’islam politique qui alimentent la violence au nom de l’islam. Dans les pays musulmans, comme l’Algérie, l’Égypte, le Maroc, on encourage le retour au soufisme et on réhabilite les confréries soufies mises à l’épreuve depuis l’expansion wahhabite. Aussi pour se distinguer de l’islam radical beaucoup de personnes préfèrent-elles se présenter comme étant soufies. En Occident, la fascination pour le soufisme connaît également une grande ampleur.
La fascination pour le soufisme réside dans le fait qu’il se veut un islam spirituel. Il se présente ainsi comme une solution à la suprématie de la dimension sociale en islam, c’est-à-dire la charia considérée par la grande majorité des musulmans comme sacrée et intemporelle, ce qui constitue un obstacle à l’évolution des sociétés musulmanes et entrave leur passage à l’ère de la modernité. En Occident et notamment en France où la laïcité connaît une difficulté face à ce corpus législatif, de plus en plus revendiqué, encourager le soufisme se présente comme la meilleure façon d’aller vers un islam plus compatible avec les valeurs de la république.
Le soufisme est également connu pour être une doctrine de tolérance, ce qui ne peut que séduire alors que la violence au nom de l’islam inquiète. Ce critère de tolérance lui est attribué par le fait qu’il fait prévaloir la dimension spirituelle de l’islam. Or, dans une spiritualité, ayant comme seul objectif l’adoration du divin, non seulement tous les islams se valent mais aussi toutes les religions. Toutefois, l’élément le plus séduisant dans le discours soufi est sa théorie sur l’amour ; quoi de meilleur que l’amour pour contrer la violence et le fanatisme ?
Cependant, reconnaître ces aspects positifs du soufisme ne doit pas nous empêcher de l’aborder avec davantage de réalisme et de porter sur lui un regard critique. Tout d’abord, il est important de souligner, que quel que soit le caractère universel du soufisme, il s’agit d’une doctrine qui appartient à l’islam ; c’est une manière de le concevoir et de le pratiquer. Bien qu’elle se veuille spirituelle, elle ne rejette pas la dimension sociale de l’islam. Depuis le compromis qu’il y a eu entre les soufis et les juristes aux environs du XIIe siècle, les maîtres soufis rappellent l’intérêt que leur doctrine donne aux recommandations de l’islam. Certains comme Ruzbehan et al-Ghazali étaient des maîtres dans la jurisprudence. Le Cheikh Khaled Bentounes, le père spirituel de la confrérie soufie al Alawiya, écrit à ce sujet : « L’islam, comme toute religion, a un aspect extérieur, fait de lois, de doctrines, de préceptes, etc. Mais, les soufis ne se suffisent pas de cela. ».
Ensuite, concernant le principe de l’amour dans le soufisme, qui est très intéressant, Nacer Hamed Abou Zaid met en garde, dans son livre Ainsi parlait Ibn Arabi, contre la sublimation d’Ibn Arabi icône de l’amour soufi. Il s’appuie sur des textes de ce dernier pour montrer que dans des circonstances particulières celui-ci a tenu des propos qui vont à l’encontre du principe de l’amour qu’il évoquait dans ses poèmes. À rappeler également qu’en Algérie, ce sont les confréries soufies qui ont mené la lutte contre la colonisation française au XIXe siècle. Confréries guidées par leurs chefs religieux tels que l’Émir Abdelkader, Cheikh Bouamma, Cheikh Ahaddad en Kabylie.
Sans doute, l’élément le plus important dans la doctrine soufie est la théorie des saints. Elle est fondée sur l’idée que la vérité n’est accessible « ni par la spéculation intellectuelle ni par les perceptions sensibles. Elle ne peut l’être que par l’inspiration et le dévoilement spirituel. C’est donc, une fois encore, Dieu qui dévoile la vérité à ceux qui ont atteint la pureté intérieure, c’est-à-dire aux initiés, aux saints. » (Razika Adnani, Islam : Quel problème ? les défis de la réforme, p.32 UPblisher).
Selon cette théorie, celui qui reçoit la vérité ne doit pas chercher à la démontrer par le raisonnement, il doit se contenter de la déguster et de la transmettre telle quelle à ses adeptes. La connaissance dans le soufisme ne relève donc pas de l’humain ni de ses facultés intellectuelles. Ainsi, sur le plan épistémologique, le soufisme est fondé sur des principes ne permettant pas l’épanouissement intellectuel et n’encourageant pas la pratique de la raison comme faculté rationnelle
Quant à l’histoire, elle nous rappelle qu’entre le XIIe siècle et le XIXe siècle, le monde musulman a sombré dans la superstition et l’esprit magique alors que cette période constitue celle de l’épanouissement du soufisme. Lorsque, à la fin du XIXe siècle les musulmans se sont réveillés de leur long sommeil, ils étaient abasourdis par leur retard par rapport à un Occident très avancé. Aujourd’hui, au Maghreb, avec le retour au soufisme et ses confréries, ce phénomène de superstition et d’esprit magique connaît un regain inquiétant. La valeur d’une théorie ou d’une idée se mesure assurément par ses effets sur la réalité des personnes qui croient en elle et sur leurs comportements.
Depuis sa défaite à la fin du XIIème siècle, la raison n’arrive pas à retrouver la place qu’elle mérite au sein de la pensée musulmane. Les penseurs contemporains qui ont relancé au XIXe siècle le débat à son sujet n’ont pas réussi à la réhabiliter. Ils ne sont eux-mêmes pas parvenus à se libérer d’un lourd héritage qui accuse la raison de représenter une menace pour la religion ; ils vacillent entre un discours de louange et un autre de méfiance. Bien que conscients que la question concerne la raison rationnelle, les docteurs de la religion affirment que l’islam n’a aucun problème avec la raison tout en étant conscients d’utiliser ce terme dans un autre sens, celui de la sagesse.
Le blocage de la raison se poursuit donc tranquillement et la pensée musulman et dans celle des musulmans continuent d’être soumises à la léthargie et aux incohérences. Cela a permis au littéralisme et au salafisme, sources du fanatisme, de s’installer confortablement dans les esprits. Pour contrer le processus de fanatisation, certains pays musulmans encouragent le retour au soufisme et réhabilitent les confréries soufies. Beaucoup sont convaincus que pour combattre le wahhabisme, il suffit de dresser devant lui son ennemi juré, le soufisme. Cependant, bien que le soufisme s’oppose au salafisme wahhabite, il est fondé sur des principes qui n’encouragent ni l’intelligence ni la pensée rationnelle. Il favorise ainsi la pensée magique et la superstition, qui prennent une ampleur effrayante au sein des sociétés maghrébines aujourd’hui, ajoutant ainsi un obscurantisme à celui qui existe déjà. Si les sociétés musulmanes veulent sortir de cette crise, qui est avant tout une crise de l’humain, elles doivent commencer par valoriser ce dernier ; valorisation qui doit passer inéluctablement par celle de l’intelligence et de la raison.
Razika Adnani
Razika Adnani a également donné cette conférence à l’université permanente de Nantes et dans le Cadre des rencontres de Euromed-IHEDN à Paris et à Marseille. Le résumé de la conférence a été publié par Kapitalis Oumma